Première étape du Général

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Pendant que Torchonnet volait, injuriait ses bienfaiteurs, pendant que Jacques le défendait et gagnait à l’école des bons points et des éloges, pendant qu’Elfy comptait les heures et les jours qui la séparaient de son futur mari, pendant que madame Blidot veillait à tout, surveillait tout et pensait au bien-être de tous, le général marchait d’un pas résolu vers Domfront, escorté de Moutier qui le regardait du coin de l’œil avec quelque inquiétude ; pendant la première demi-lieue, le général avait été leste et même trop en train ; à mesure qu’il avançait, son pas se ralentissait, s’alourdissait ; il suait, il s’éventait avec son mouchoir, il soufflait comme les chevaux fatigués. Moutier lui proposa de se reposer un instant sur un petit tertre au pied d’un arbre ; le général refusa et commença à s’agiter ; il ôta son chapeau, s’essuya le front.

le général.

Il fait diantrement chaud, Moutier ; depuis Sébastopol, je n’aime pas la grande chaleur ; en avons-nous eu là-bas ! Quelle cuisson ! et pas un abri… J’ai envie d’ôter

ma redingote, c’est si chaud ces gros draps !moutier.

Donnez-la-moi, que je la porte, mon général ; elle vous chargerait trop.

le général.

Du tout, mon cher ; laissez donc. À la guerre comme à la guerre. »

Le général fit quelques pas.

le général.Saprelote ! qu’il fait chaud !moutier.

Donnez, mon général ; cela vous écrase.

le général.

Et vous donc, parbleu ? Si c’est lourd pour moi, ce l’est aussi pour vous.

moutier.

Moi, mon général, je n’ai pas passé par tous les grades pour arriver au vôtre, et je puis porter votre redingote sans fatigue aucune.

le général.

Ce qui veut dire que je suis une vieille carcasse bonne à rien, tandis que vous, jeune, beau, vigoureux, tout vous est possible.

moutier.

Ce n’est pas ce que je veux dire, mon général ; mais je pense à ce qu’il m’a fallu endurer de fatigues, de souffrances, de privations de toutes sortes pour arriver au grade de sergent ; et je m’incline avec respect devant votre grade de général que vous avez conquis à la pointe de votre sabre.

Le général parut content, sourit, passa la redingote à Moutier et lui serra la main.

« Merci, mon ami, vous savez flatter doucement, agréablement, et sans vous aplatir, parce que vous êtes bon. Elfy sera heureuse ! Elle a de la chance d’être tombée sur un mari comme vous !… Sapristi ! que la route est longue ! »

Le pauvre gros général traînait la jambe ; il n’en pouvait plus. Il regardait du coin de l’œil la droite et la gauche de la route, pour découvrir un endroit commode pour se reposer ; il en aperçut un qui remplissait toutes les conditions voulues ; un léger monticuleau pied d’un arbre touffu, pas de pierres, de la mousse et de l’herbe. Moutier voyait bien la manœuvre du général qui tournait, s’arrêtait, soupirait, boitait, mais qui n’osait pas avouer son extrême fatigue. Enfin, voyant que Moutier ne disait mot et n’avait l’air de s’apercevoir de rien, il s’arrêta :

« Mon bon Moutier, dit-il, vous êtes en nage, ma redingote vous assomme, asseyons-nous ici ; c’est un bon petit endroit, fait exprès pour vous redonner des forces.

moutier.

Je vous assure, mon général, que je ne suis pas fatigué et que j’irais du même pas jusqu’à la fin du jour.

L'auberge de l'ange gardienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant