Première inquiétude paternelle

238 17 2
                                    

Jacques et Paul avaient écouté parler leur père sans le quitter des yeux ; ils se serraient de plus en plus contre lui ; quand il eut fini, tous deux se jetèrent dans ses bras ; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas. Leur père les embrassait tour à tour, essuyait leurs larmes.

« Tout est fini à présent, mes chéris ! Plus de malheur, plus de tristesse ! Je serai tout à vous, et vous serez tout à moi.

- Et maman Blidot, et tante Elfy ? dit Jacques avec anxiété. Est-ce que nous ne serons plus à elles ?

dérigny.

Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien ?

jacques.

Oh ! papa, je crois bien que nous les aimons ! elles sont si bonnes, si bonnes que c'est comme maman et vous. Vous resterez avec nous, n'est-ce pas ? »

Le pauvre Dérigny n'avait pas encore songé à ce lien de cœur et de reconnaissance de ses enfants ; en le brisant, il leur causait un chagrin dont tout son cœur paternel se révoltait ; s'il les laissait à leurs bienfaitrices, lui-même devait donc les perdre encore une fois, s'en séparer au moment où il venait de les retrouver ; l'angoisse de son cœur se peignait sur sa physionomie expressive.

le général.

J'arrangerai tout cela moi ! Que personne ne se tourmente et ne s'afflige. Je ferai en sorte que tout le monde reste content. À présent, si nous soupions, ce ne serait pas malheureux ; j'ai une faim de cannibale ; nous sommes tous heureux ; nous devons tous avoir faim. »

Moutier, Elfy et madame Blidot étaient allés chercher les plats et les bouteilles ; le souper ne tarda pas à être servi, et chacun se mit à sa place, excepté Dérigny, qui se préparait à servir le général.

le général.

Eh bien ! Pourquoi ne soupez-vous pas, Dérigny ? Est-ce que la joie tient lieu de nourriture ?

dérigny.

Pardon, mon général, tant que je reste votre serviteur, je ne me permettrai pas de m'asseoir à vos côtés.

le général.

Vous avez perdu la tête, mon ami ! Le bonheur vous rend fou ! Vous allez servir vos enfants comme si vous étiez leur domestique ! Drôle d'idée vraiment ! Voyons, pas de folies. À l'Ange-Gardien nous sommes tous amis et tous égaux. Mettez-vous là, entre Jacques et Paul, et mangeons... Eh bien, vous hésitez ?... Faudra-t-il que je me fâche pour vous empêcher de commettre des inconvenances ? Saprelotte ! à table, je vous dis ! Je meurs de faim, moi ! »

Moutier fit en souriant signe à Dérigny d'obéir ; Dérigny se plaça entre ses deux enfants ; le général poussa un soupir de satisfaction, et il commença sa soupe. Il y avait longtemps qu'il n'avait mangé de la cuisine bourgeoise mais excellente de madame Blidot et d'Elfy ; aussi mangea-t-il à tuer un homme ordinaire ; l'éloge de tous les plats était toujours suivi d'une seconde copieuse portion. Il était d'une gaieté folle qui ne tarda pas à se communiquer à toute la table ; Moutier ne cessait de s'étonner de voir rire Dérigny, lui qui ne l'avait jamais vu sourire depuis qu'il l'avait connu.

moutier.

Tu vois, mon Jacquot, les prodiges que tu opères ainsi que Paul. Voici ton papa que je n'ai jamais vu sourire, et qui rit maintenant tout comme Elfy et moi.

dérigny.

J'aurais fort à faire, mon ami, s'il me fallait arriver à la gaieté de mademoiselle Elfy, d'après ce que vous m'en avez dit, du moins. Mais j'avoue que je me sens si heureux, que je ferais toutes les folies qu'on me demanderait.

L'auberge de l'ange gardienOù les histoires vivent. Découvrez maintenant