Moutier alla en effet chez le curé, mais non pas pour amener Torchonnet au général, dont la colère était redoutable. Furieux comme il l’était contre ce misérable Torchonnet, il l’aurait assommé, mis en pièces sans pitié. Il alla donc chez le curé, le trouva travaillant dans sa chambre. Torchonnet était resté dans la salle d’entrée.
« Pardon, monsieur le curé, si je vous dérange ; il s’agit de choses graves, et j’ai besoin de votre aide pour nous tirer d’affaire. »
Moutier raconta brièvement au curé ce qui venait de se passer et ce qui avait été découvert par le récit naïf du petit Paul.
« Vous voyez mon embarras, monsieur le curé ; si le général voit Torchonnet, il le tuera sans le vouloir et sans le savoir ; d’un autre côté, si je reviens sans lui, il va vouloir venir lui-même le chercher. Et puis, le père des enfants est tellement indigné de la méchanceté, de l’ingratitude de Torchonnet envers Jacques, que de ce côté-là encore, il y a un danger à éviter.
le curé.
Vous avez bien fait, mon bon ami, de venir m’en parler. Je ne vois qu’un moyen d’éviter ces deux dangers, c’est d’éloigner Torchonnet.
moutier.
Où l’envoyer, monsieur le curé ? Chez qui ? avec qui ?
le curé.
Ma bonne va le mener chez son frère, gendarme à Domfront ; il sera là en bonne surveillance, et nous lui ferons croire qu’il est en état d’arrestation ; voulez-vous appeler ma bonne ? »
Moutier allait répondre, lorsque des cris, suivis d’affreux hurlements, se firent entendre. Il se précipita du coté d’où ils partaient ; le curé le suivit avec plus de lenteur. Arrivés à la porte de la salle d’où partaient ces cris horribles, ils la trouvèrent fermée à double tour.
« On égorge ma pauvre bonne, s’écria le curé avec terreur.
— Il faut entrer à tout prix, » cria Moutier.
Il appuya contre la porte, mais elle s’ouvrait en dehors ; elle était en chêne épais ; la serrure était solide ; toute la force de Moutier était insuffisante pour la briser. Les hurlements continuaient ; la voix s’enrouait et faiblissait.
« Par la fenêtre ! s’écria Moutier.
Et, s’élançant au dehors, il brisa un carreau, tourna l’espagnolette, sauta dans la chambre, et vit un homme, qu’il ne reconnut pas au premier abord, assommant à coups de fouet un petit garçon à demi déshabillé, qui se tordait et rugissait sous l’étreinte et les coups de l’homme ; chaque coup marquait sur la chair une trace livide.
Moutier se jeta sur l’inconnu, lui arracha le fouet des mains, le repoussa violemment et allait le frapper, quand lui-même faillit tomber de surprise : l’homme était le général, l’enfant était Torchonnet. Le général, ne voyant pas revenir Moutier et devinant une trahison, était sorti doucement de l’auberge, avait été au presbytère, où il trouva Torchonnet dans la salle. Le général s’était armé de son fouet à chiens ; il ne dit rien, mais ses yeux lancèrent des flammes quand il vit Torchonnet, rempli d’espoir, approcher mielleusement de lui en l’appelant son cher général. Il se jeta sur lui, lui arracha en moins d’une minute ses vêtements, ferma la porte à double tour, et commença à lui administrer le knout avec une vigueur qui provoqua les hurlements du coupable.
Lorsque Moutier arrêta le supplice de Torchonnet, le général demanda à ce dernier s’il savait à présent ce qu’était le knout. Torchonnet continuait à hurler et à se rouler dans l’excès de sa souffrance. Moutier, dans la salle, et le curé, en dehors à la fenêtre, restaient immobiles, ne sachant quel parti prendre. À mesure que la colère du général se dissipait, la honte semblait le gagner. Lui aussi restait à la même place, sans faire un mouvement, sans dire une parole. Moutier fut le premier qui parla :
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L'auberge de l'ange gardien
KlassikerD'après la comtesse de Ségur Deux enfants perdus, Jacques et Paul, sont recueillis par un brave militaire, Moutier. Ils s'arrêtent à l'auberge de l'Ange Gardien, tenue par l'excellente Mme Blidot et sa sœur Elfy qui les adoptent tandis que Moutier p...