Après avoir dîné un peu à la hâte, ils allèrent prendre leurs billets au guichet ; la général reconnut le soldat qu'il avait vu la veille à l'Ange-Gardien.
« Trois billets, Moutier ; trois de premières ! » s'écria le général.
Moutier lui en passa deux et en garda un, sans comprendre le motif de cette nouvelle fantaisie du général. Celui-ci donna un des billets au soldat, qui le suivait de près ; le soldat porta la main à son képi et remercia le général quand il l'eut rejoint. Ils montèrent tous trois dans le même wagon, Moutier ayant été expédié en éclaireur pour garder les trois places.
Pendant la route, le général fit plus ample connaissance avec le soldat, qui avait fait, comme lui, la campagne de Crimée ; la réserve polie du soldat, ses réponses claires et modestes, son ensemble honnête et intelligent plurent beaucoup au général, facile à engouer et toujours extrême dans ses volontés ; il résolut de l'attacher à son service à tout prix, le soldat lui ayant appris qu'il était libre, sans occupation et sans aucune ressource pécuniaire. Le voyage se passa, du reste, sans événements majeurs ; par-ci, par-là, quelques légères discussions du général avec les employés, avec ses voisins du wagon, avec les garçons de table d'hôte. On finissait toujours par rire de lui et avec lui, et par y gagner soit une pièce d'or, soit un beau fruit, ou un verre de Champagne ; ou même une invitation à visiter sa terre de Gromiline, près Smolensk..., quand il ne serait plus prisonnier.
Ils arriveront aux eaux de Bagnols, près d'Alençon. En quittant la gare, le soldat voulut prendre congé du général.
le général.
Comment ! Pourquoi voulez-vous me quitter ? Vous ai-je dit ou fait quelque sottise ? Me trouvez-vous trop ridicule pour rester avec moi ?
le soldat.
Pour ça, non, mon général ; mais je crains d'avoir déjà été bien indiscret en acceptant toutes vos bontés, et...
le général.
Et, pour m'en remercier, vous me plantez là comme un vieil invalide plus bon à rien. Merci, mon cher, grand merci.
le soldat.
Mon général, je serais très heureux de rester avec vous.
le général.
Alors, restez-y, que diantre ! »
Le soldat regardait d'un air indécis Moutier, qui retenait un sourire et qui lui fit signe d'accepter. Le général les observait tous deux, et, avant que le soldat eût parlé :
le général.
À la bonne heure ! c'est très bien. Vous restez à mon service ; je vous donne cent francs par mois, défrayé de tout... Quoi, qu'est-ce ? Vous n'êtes pas content ? Alors je double : deux cents francs par mois.
le soldat.
C'est trop, mon général, beaucoup trop ; nourrissez-moi et payez ma dépense ce sera beaucoup pour moi.
le général.
Qu'est-ce à dire, Monsieur ? Me prenez-vous pour un ladre ? Me suis-je comporté en grigou à votre égard ? De quel droit pensez-vous que je me fasse servir pour rien par un brave soldat, qui porte la médaille de Crimée, qui a certainement mérité cent fois ce que je lui offre, et dont j'ai un besoin urgent, puisque je me trouve sans valet de chambre, que je suis vieux, usé, blessé, maussade, ennuyeux, insupportable ? Demandez à Moutier, qui se détourne pour rire ; il vous dira que tout ça c'est la pure vérité. Répondez, Moutier, rassurez ce brave garçon.
moutier, se retournant vers le soldat.
Ne croyez pas un mot de ce que vous dit le général, mon cher, et entrez bravement à son service ! vous ne rencontrerez jamais un meilleur maître.
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L'auberge de l'ange gardien
KlasykaD'après la comtesse de Ségur Deux enfants perdus, Jacques et Paul, sont recueillis par un brave militaire, Moutier. Ils s'arrêtent à l'auberge de l'Ange Gardien, tenue par l'excellente Mme Blidot et sa sœur Elfy qui les adoptent tandis que Moutier p...