XI

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Madame Guerrig monta les marches une à unes, soufflant fortement pour se donner du courage. A quatre-vingt-dix ans, quatre-vingt onze bientôt, escalader ainsi les trois étages de son appartement devenait une épreuve du combattant. De plus que sa goutte la faisait souffrir, et ce quotidiennement.

Tandis qu'elle gravissait les différents paliers, elle entendit un boucan infernal, provenant sans aucun doute du logement des deux jeunes qu'elle croisait, des fois, le matin. L'un était assez bien en chair, et lui disait toujours bonjour. Une fois, même, il l'avait aidée à porter ses sacs de course quand elle revenait du marché. L'autre, était plus mince. Il portait souvent un long manteau ou une veste en cuir. Il avait de grosses cernes sous les yeux, et ses doigts étaient jaunis par la cigarette. Et il ne lui adressait pas souvent la parole. Mais malgré leur apparentes différences, la rumeur courrait qu'ils étaient épris d'amour l'un pour l'autre. Certains, comme Sandra, du cinquième, laissaient même penser qu'ils s'étaient passé la bague au doigt. Mais Diana Guerrig ne se laissait pas influencer par les ouïe dire. Et même si ces commérages étaient fondés, c'étaient leurs affaires, et non celle de tous leurs voisins.

Quand la vieille dame passa devant leur palier, elle reconnut le bruit résonnant de l'aspirateur, ainsi qu'une vague mélodie de musique, de ce qu'elle pût percevoir avec son audition plus que bancale.

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Gossip battait de son plein.

"It's a cruel, cruel world to face on your own

A heavy cross to cary along

The lignts are on but everyone's gone

And it's cruel"

Benjamen tenait l'embout de l'aspirateur à pleines mains, se croyant en plein milieu d'une scène et tous les regards braqués sur lui. A chaque fois qu'il approchait le tube trop près de son visage, il manquait de peu -de très peu- de se faire aspirer la face.

"It's a funny way to make ends and meet

When the lights are out of every street

It feel alright but never complete

Whithout joy"

Il aspira sauvagement le cuir du canapé usé par les années et par tous les derrières qui s'étaient posés dessus. Il frotta la surface granuleuse pour vérifier son travail, et sembla satisfait. La matière lui glissait sous son imposante paume, un peu comme un rapide cours d'eau le long de longues berges sinueuses. Il replaça la tête de l'engin, et aspira de nouveau le sol de l'appartement. Il était seul, il pouvait chanter le plus haut et le plus faux qu'il pouvait. Et si l'un des voisins s'amusait à venir se plaindre, il n'aura qu'a dire qu'il répétait avec son groupe, et qu'ils pourront racheter tout l'immeuble tant ils seront riches, dans quelques années.

Mais peu importe.

Une fois qu'il eût achevé le salon, il ouvrit en grand la porte de l'ancienne chambre d'Alexandre, devenue la demeure d'Emie. Il avait déjà ouvert les volets et une des deux fenêtres, ainsi l'air et le soleil inondaient la pièce. A l'intérieur, ça sentait l'herbe coupée, les fleurs et le propre. Ben avait déjà fait le ménage en début de semaine, mais il aimait repasser l'aspirateur car ce n'est à ce moment précis qu'il pouvait chanter sans que personne ne le juge, car il en était le seul témoin.

"I checked you

If it's already been done, undo it

It takes two

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