chapitre deux

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"J'ai une question."
Je me tournai vers Rose et la dévisageai, attendant la suite que cette remarque impliquait.
"Tu comptes te loger où, après l'institut?"
J'esquissai un faible sourire.
"Pourquoi tu me demandes ça? Parce que dans tous les cas je suis sûr qu'il n'y aura de place pour ta grosse tête."
Elle me sourit en retour, le regard toutefois dans le vague. Jamais elle n'avait abordé le sujet de mon départ auparavant. A vrai dire, pour moi, cela ne la touchait pas. Nous savions comment tout cela allait se terminer: comme un instinct, nous savions que la séparation physique impliquait celle de notre "couple". Nous ne nous étions jamais défini comme un couple. Nous étions ensemble, c'était ambigu, mais jamais nous ne nous étions qualifiés de couple. On devait sûrement l'être, mais dans notre esprit, ce mot-là ne nous définissait pas. J'appréciais sa compagnie plus que celle de quiconque; si elle venait à me manquer, elle me manquerait beaucoup, c'était tout ce que je savais, mais j'étais préparé à la sensation de manque depuis longtemps, et elle aussi.
Je savais tout d'elle, enfin du moins c'est ce que je pensais. Elle avait perdu son père d'un cancer quand elle n'avait que trois ans, elle n'avait que quelques photos déchirées de lui dans un de ses tiroirs cadenassés. Sa mère avait fini par sombrer lentement; d'abord dans la pauvreté, puis dans le malheur, puis dans la drogue et la prostitution. Rose n'avait que dix ans, comme moi, quand elle a assisté à la déchéance du seul modèle qu'elle pouvait avoir dans sa vie. Sa tante, celle qui venait la visiter fréquemment, était celle qui avait contacté les services sociaux. Elle refusait fermement que Rose soit placée en famille et elle semblait imposante car l'institut n'avait pas daigné lui désobéir depuis 5 ans que Rose était arrivée. Aux dernières nouvelles, la mère de Rose était partie en cure de désintoxication, mais ça, c'était il y a deux ans, depuis ce temps, silence radio. Rose était attachée à sa tante âgée, je savais qu'elle n'attendait que de pouvoir vivre chez elle et que celle-ci se démenait pour lui octroyer une éducation convenable: Rose recevait des cours par correspondance du lycée le plus côté de tout Wellington, et elle était très intelligente. J'aimais beaucoup les travailler avec elle, surtout quand c'était de l'histoire, de la géographie, de l'art. C'était beaucoup plus poussé que ce qu'on avait comme cours au lycée Parson, et beaucoup plus intéressant à mes yeux. Grâce à Rose, mon niveau avait considérablement augmenté, mais je ne ressentais aucune satisfaction à recevoir de bonnes notes. Cela ne m'apporterait rien. Personne ne me congratulerait en rentrant le soir. Je m'accrochais tout de même à l'obtention de mon diplôme, mais je savais pertinemment que je ne pourrais jamais faire ce que je rêvais de faire, travailler dans un musée ou une galerie d'art. On n'accorderait jamais à une personne de mon ressort, le potentiel de s'élever dans ce genre de milieux un peu plus élitiste que le reste. Je savais que je finirais livreur de pizza ou que j'aurai le prestige de servir des hamburgers dans un fast-food de la capitale.
"Tu pourrais aller vivre chez ma tante, pour commencer. Elle a une minuscule maison mai-
- Arrête de dire n'importe quoi, voyons. Jamais je n'irai la déranger, elle n'attend que toi et je ne tiens pas à ce qu'elle me fasse des tresses en pensant que je suis toi.
- Toi arrête de prendre tout ça à la légère. Qu'est-ce que tu comptes faire ?
- A la fin de l'année j'aurai un diplôme. La faculté ne me sera jamais ouverte, Rose, et tu le sais. Je décrocherai un boulot, j'aurai quelque chose. Ne t'en fais pas pour moi, tu sais très bien que je me débrouille bien. La preuve, je suis là, je suis avec toi. Si j'ai pas bien joué, je sais pas ce que j'ai fait."
Je passai un bras autour de ses épaules, et elle se rapprocha de moi. Nous étions sur le chemin du retour du lycée, Théo était resté à l'institut, pris d'une crise de fièvre.
"Et si on allait manger quelque chose ? me proposa Rose avec un grand sourire.
- Qu'est-ce que tu proposes?
-Un bon, gros, Starbucks. Un pour toi, un pour moi. Je te le paie bien sûr.
- Mon homme est beaucoup trop galant, ironisai-je.
- Roh arrête un peu. On y va."
Elle déposa un léger baiser sur mes lèvres, si propre à elle, doux et voluptueux.
Le chemin pour aller au Starbucks était relativement court, à la condition d'y aller en bus. Nous avions de la chance ce soir-là, car à peine arrivés à l'arrêt, nous étions déjà montés dans un véhicule. Rose prenait ma main, la serrant plus ou moins fort tandis que ses yeux se promenaient par les larges vitres. Elle avait des yeux magnifiques. D'un vert profond que je n'avais jamais vu chez quelqu'un d'autre. Les regards qu'elles me jetaient ne pouvaient jamais me laisser indifférent, ils me transperçaient les membres un par un. Elle le savait pertinemment - en tout cas, elle ne pouvait pas ignorer qu'elle avait ce pouvoir immense contenu dans ses prunelles. Je la regardais, saisissant ma chance d'être à côté à ce moment. Les lampadaires glissaient des ombre sur sa peau claire, rougie par le soleil ou le froid, ça dépendait de la saison, et sur les tâches de rousseur qui avaient envahies son nez fin. Sa bouche charnue, qu'elle recouvrait parfois de rouge à lèvres, étaient mordues par ses dents, signe chez elle de grand stress, une émotion qui la caractérisait quotidiennement. Même si elle ne le montrait jamais par un autre signe, je la voyais clairement mordre ses lèvres dès qu'elle était retournée.  Parfois, elle passait une main dans ses longs cheveux bruns et ondulés pour les démêler ou "avoir plus de volume" comme elle m'avait expliqué une fois. J'aimais beaucoup quand sa chevelure tombait en désordre ordonné sur sa veste en cuir toute griffée et râpée. Ou sur ses sweaters, voire sur les miens parfois. J'avais quelques vêtements plutôt agréables à voir porté moi aussi, car j'avais mes propres bienfaiteurs : des infirmières, ou médecins de l'hôpital qui m'avaient pris en amitié, me demandaient souvent des nouvelles et ne manquaient pas de m'offrir un cadeau à mon anniversaire ou à Noël, voir même parfois à Pâques, des gestes que je ne pourrais jamais remercier à leur hauteur. Il y avait du bon en moi, et ce bon était dûment cultivé par ces gens que je considérais comme une sorte de famille, mais qui ne pourrait jamais en être une.
L'arrêt C-Central était celui de Wellington Central Commercial, d'où le Starbucks Coffee ne se trouvait qu'à quelques dizaines de mètres. Je me levai, tandis que Rose saisissait de plus belle ma main d'une force que je ne lui soupçonnais pas jusqu'alors.
"Tu vas encore prendre ton grand café noir là ?" murmura-t-elle en me regardant curieusement.
"Tu oses encore me demander ? C'est la meilleure habitude que j'ai. Et ça change du café beaucoup trop amer ou périmé de l'orphelinat.
-Tu es dur avec nous, ria-t-elle, c'est dans un vrai palace qu'on vit après tout !
-Je ne suis pas trop de cet avis, répondis-je en entrant dans le Starbucks. Un grand café noir, s'il vous plaît. Moi c'est Ian, et la jolie fille à côté de moi, prendra un latte macchiato."
Au comptoir, le vendeur nous lança un clin d'oeil, tandis que Rose posait les quelques billets nécessités par notre achat sur la caisse. Puis, une fois servis, nous montions à l'étage, et sur le balcon où seulement deux tables étaient fixées. Celle de droite était la nôtre, nous nous y assîmes, moi avec mon grand gobelet et Rose avec le sien où il était écrit "Jolie Fille".

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