Chapitre 5

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Vais-je leur dire la vérité ? Et ainsi renoncer à des honoraires dont j'ai désespérément besoin ? Depuis le fiasco historique de l'affaire du Monténégrin coprophage, les clients ne se bousculent pas au portillon, contrairement aux huissiers qui, s'ils me laissent tranquille depuis une semaine, se tiennent tapis dans l'ombre, je les sens, aux aguets de la moindre faiblesse de ma part, de cet instant craint où je baisserai ma garde, leur ouvrirai la porte et abandonnerai à leur insistance scélérate les quelques biens accumulés durant une vie de labeur ! J'exagère ma haine de l'impôt. Qu'ils viennent, je les accueillerai avec un mépris teinté d'obséquiosité, mais avec politesse.

    Il est impensable que je retrouve un jour leur enfant. La mission est impossible et la police, y consacrerait-elle l'ensemble de ses effectifs, ne parviendrait jamais à la mener à bien. Sans doute est-il déjà mort ! J'en suis désolé, tant pour les parents qui n'auront pas assez jusqu'à leur propre disparition pour pleurer toutes les larmes du monde, que pour moi dont la réputation serait rehaussée par une affaire rondement résolue et rondement rémunérée. D'ailleurs, les parents ont des moyens, en attestent les vêtements du père (s'il n'avait qu'un seul costume Armani, pourquoi le porterait-il aujourd'hui ?) et l'assurance de la mère dont je soupçonne qu'elle a l'habitude de gérer avec calme les circonstances les plus tendues (quand la femme au foyer gère dans l'urgence, la femme d'affaires gère en toute sérénité).

    Combien de temps vais-je tenir, le dos ainsi tourné ? Depuis la question posée (pensez-vous pouvoir retrouver notre fils ?), je regarde, sinon passionnément du moins fixement, les immeubles de l'autre côté de la rue. Les 2 parents pensent, sans doute, que je pèse le pour et le contre, qu'en professionnel aguerri, je calcule les chances de retrouver leur fils, qu'en regard, j'évalue le temps que je devrai y consacrer, que je calcule le ratio efforts - rentabilité - performance, qu'en d'autres termes, j'envisage déjà les différentes tactiques qui me permettront in fine de reconstituer leur famille, alors qu'en fait, ce qui capte mon regard,c'est le mendiant qui passe devant moi. Il profite de l'absence étonnante de voitures, à une heure habituellement de grande circulation, pour circuler tranquillement en plein milieu de la chaussée. Il pousse un caddie sans doute volé dans quelque supermarché des environs. Je ne parviens pas à comprendre ce qu'il dit. Pourtant, je le vois crier à s'en perforer les poumons et il n'y a aucun autre bruit qui pourrait couvrir ses vociférations. Je ne saisis que quelques mots et j'en conclus qu'il nous met en garde contre la fin du monde et qu'il cite trop souvent Confucius pour vraiment le connaître. J'ai l'impression que, si je ferme les yeux une seconde, il aura disparu lorsque je les rouvrirai. L'ignorance étant une bénédiction, je préfère ne pas essayer. Je le laisse donc défiler devant moi, sans flonflon ni musique. Je m'attends à ce qu'un piano, de la marque Acme, lui tombe sur le crâne. Serait-ce vraiment la fin du monde ? Cela résoudrait beaucoup de mes problèmes et m'éviterait de devoir répondre à la question, toujours là, en suspens, derrière moi, aux lèvres d'un père et d'une mère désespérés.

Traduit de l'américainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant