Sighild se redressa et frappa du poing sur la table :
— Chiens ! Ils savent pourtant où nous trouver lorsqu'ils ont besoin de cristaux !
— Au lieu de t'enflammer, ma fille, écoute. (Sighild essuya quelques regards réprobateurs mais ne se rassit pas.) S'ils ne nous viennent pas en aide ce n'est pas par égoïsme. Le continent est en guerre depuis le printemps. Ils ont subi de lourdes pertes et n'ont pas les moyens de transporter des vivres.
— S'il avait été permis à l'ordre magel de consacrer des pierres en Sigvald, le problème aurait été réglé, intervint un guerrier. Ils n'auraient eu qu'à ouvrir un portail magique.
— Eivind, bâtard ! cracha Sighild. Qui es-tu pour critiquer les choix de ton chef ? Toi qui n'es ni de là-bas ni d'ici...
L'homme de presque trente ans que la fille du chef foudroyait du regard n'était pas né en Sigvald, c'était flagrant. À côté d'hommes et de femmes aux longs cheveux clairs et à la peau blanche, son teint mat, ses courts cheveux de feu, son visage glabre et ses yeux émeraude ne passaient pas inaperçus.
Le guerrier était originaire de Faror, un continent à l'autre bout du monde, plus au sud encore que Celebrindal. Il avait été adopté bébé par un vieux couple de Thorov aujourd'hui décédé. Même s'il avait toujours vécu en Sigvald, Sighild le détestait pour ce qu'il était... ou n'était pas. Elle éprouvait envers lui une haine viscérale qui ne faisait que croître devant son impassibilité constante et ses grands raisonnements.
Eivind ne releva pas la provocation puérile de la jeune femme et se contenta de reporter son attention sur Halfan.
— Si j'avais su, Eivind, reprit son chef, je n'aurais pas agi ainsi. Si j'avais su tout ce qui allait se passer, beaucoup de choses ne seraient pas arrivées. Mais ce qui est fait est fait... hélas.
— Dans ce cas, oublions le passé ! intervint un grand homme à la barbe fournie. À force de nous égarer dans les choix d'hier, nous finirions par oublier demain. Halfan, nous devons protéger nos villageois. Pourquoi n'irions-nous pas demander de l'aide à d'autres villages ?
— Ils nous jalousent depuis tellement d'années qu'ils ne seront que trop contents que nous mourrions les uns après les autres. Ils ne feront rien pour empêcher cela.
— Alors nous irons chasser, lança Sighild.
Les regards surpris se tournèrent vers elle. La chasseuse fixait son père avec détermination.
— Il n'y a plus rien à traquer, mon enfant.
— Ici, peut-être, mais en suivant la route de l'Ouest, nous suivrons la trace des grands troupeaux. Nous finirons bien par les rattraper. Chacun de mes chasseurs rapportera au village une proie et recommencera tout l'hiver s'il le faut. Quitte à passer six mois loin d'ici.
Des murmures de protestation s'élevèrent le long des colonnades. L'idée de laisser femmes et enfants aussi longtemps ne réjouissait pas les guerriers déjà fatigués par plusieurs semaines de chasses infructueuses.
— Je propose de partir en éclaireur avec des volontaires, continua Sighild. Une fois la trace repérée et la certitude que nous ne nous déplacerons pas inutilement, tous les chasseurs disponibles m'accompagneront.
— C'est de la folie, Sighild, protesta Thorkil, le grand barbu.
— Préfères-tu rester ici et regarder tes enfants mourir ? Notre village passe avant nous. Nous sommes les gardiens de Thorov et non l'inverse.
Le maître d'armes baissa la tête, pensif. La jeune femme avait raison, ils devaient tenter quelque chose. Vu leur situation, même l'idée la plus folle n'était pas à écarter.
— Très bien, je suis avec toi.
Sighild hocha la tête d'un geste entendu avant de demander si d'autres guerriers se portaient volontaires. Personne n'osa bouger durant quelques secondes. Eivind se leva. La chasseuse fronça les sourcils et serra la mâchoire.
— Rassois-toi, ordonna-t-elle, glaciale. Mon futur époux nous accompagnera. Puis-je compter sur toi, Vilfrid ?
À sa droite, un homme à la longue chevelure d'or se leva.
— En tant que guerrier et futur chef, je serais déshonoré si je ne t'accompagnais pas. Je suis avec toi.
— Alors c'est décidé. Nous partirons demain à l'aube. Je crois que vous avez tous mérité une journée de repos. Père ?
Elle se tourna vers Halfan et attendit son approbation finale. L'homme laissa échapper un soupir discret.
— La réunion est terminée, conclut-il.
Les hommes hésitèrent un instant avant de bouger mais finirent par se lever. Ils saluèrent leur chef d'un signe de tête avant de quitter la salle dans un silence pesant. Alors que Sighild s'apprêtait à partir à son tour, Halfan la pria de rester. Dès qu'ils furent en tête-à-tête, il lui parla à cœur ouvert :
— Crois-tu que tu aies une chance de rattraper les grands troupeaux ?
— Je ne le saurai qu'en essayant, Père. Quel autre choix avons-nous ?
— Aucun, j'en ai bien peur.
— Alors il ne sert plus à rien de discuter. Je vais aller me coucher, et vous devriez faire de même.
— Un instant ! la retint-il. Je n'ai pas encore fini.
— Père...
— Sais-tu pourquoi les habitants de ce village ont tant confiance en moi ?
— Où voulez-vous en venir ?
— Réponds.
— Dites-moi.
— Je suis juste envers eux. Envers eux tous.
— Et ?
— Eivind est bien meilleur pisteur que toi.
En assénant cette vérité sans ménagement, Halfan blessa l'ego de son enfant. Vexée, Sighild se raidit et le toisa avec froideur.
— Foutaises !
— Tu sais très bien que non, et c'est pour ça que tu le détestes. Parce qu'un homme qui n'est pas de naissance nordique est meilleur que toi.
— Ce n'est qu'un prétentieux vaniteux, bava-t-elle, mauvaise. Il est affable, mou, il manque de vigueur et est plus stupide qu'une descente de lit. Il n'a aucun talent, aucun intérêt même et il me gênerait plus qu'autre chose. Je n'ai pas besoin de lui. Thorov n'a pas besoin de lui.
— Ton orgueil et ton dédain te perdront, l'avertit-il, énervé par l'entêtement inexplicable de sa fille. Et si tu avais été aussi intelligente qu'il te plaît de le croire, tu l'emmènerais avec toi. Disparais, je suis fatigué...
Consciente qu'un mot de plus le mettrait hors de lui, sa fille obtempéra sans protester et quitta la salle. Le lourd battant de la porte principale se referma derrière elle dans un bruit sourd auquel succéda un calme apaisant, toujours perturbé uniquement par le crépitement du feu.
Halfan posa ses coudes sur la table et enfouit son visage dans ses mains calleuses. Il expira longuement pour chasser l'inquiétude qui le torturait depuis trop longtemps. La chaleur prodiguée par les flambeaux incandescents présents dans la pièce ne suffisait pas à annihiler le froid ambiant. L'homme frissonna avant de se réinstaller sur sa chaise de manière plus confortable.
— Assois-toi, pria-t-il en remarquant une silhouette du coin de l'œil.
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Livre 1 - Sighild
FantasyEn Sigvald, pays enneigé s'il en est, l'hiver précoce s'installe à son aise, prenant de court les villages isolés. Le gibier se raréfie puis disparaît des terres de manière mystérieuse, condamnant les populations à la famine si rien n'est fait. C'es...