Chapitre 4 - partie 3

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Vilfrid réveilla le groupe à l'aube. Chacun plia ses affaires en silence. Sighild ignorait Eivind comme si leur discussion de la veille n'avait jamais eu lieu. Elle voulait qu'il oublie et le lui fit bien comprendre par quelques sous-entendus rendus parfois acerbes par la présence indésirable de l'Onçaine, sans cesse collée à son nouvel amant.

Elfi et Eivind savaient que leur liaison ne durerait pas, qu'une fois rentrés de leur mission, leurs chemins se sépareraient pour ne plus se croiser. Mais leur histoire était un moment à vivre, une aventure à savourer pour en garder les plus beaux souvenirs. C'était pourquoi Elfi passait la plupart de son temps auprès d'Eivind quitte à s'attirer les foudres de l'héritière de Thorov.

Le groupe se remit en marche et suivit le Chemin des Vieux Marchands dont il ne s'éloignerait qu'à proximité de la Toile. Signe avançait d'un pas calme, presque nonchalant, ses grosses pattes lui permettant de bien adhérer sur la neige souple. À côté d'elle, Sighild la pressa en accélérant la cadence, ce qui poussa la panthère à suivre l'allure. La chasseuse n'avait pas envie de faire durer le voyage ainsi que le jeu dans lequel elle s'était lancée et où elle semblait pouvoir se perdre. C'était la première fois de sa vie qu'elle se retrouvait confrontée à elle-même, à ses choix et à ses décisions. Son esprit se noyait dans tant de craintes, dans tant de questions qu'elle doutait de pouvoir garder les idées claires. Pourtant elle devait rester maîtresse d'elle-même car un mauvais pressentiment couvait au creux de son ventre. Un danger qui venait tout à la fois d'ici et de là-bas.

Perdue dans ses pensées, la femme accéléra sans s'en rendre compte et devança le reste du groupe d'une bonne trentaine de foulées. Ce dont elle avait besoin, c'était de retrouver sa solitude coutumière et rassurante, de s'isoler du monde comme elle le faisait chaque fois que son esprit la torturait de remords et de regrets. C'était à cause des autres que la chasseuse éprouvait tant de sentiments, tant de rancœur parfois. Alors elle prenait ses distances pour faire la paix avec elle-même, pour trouver la force de se jeter une nouvelle fois dans la gueule du loup, de s'offrir aux regards critiques et aux langues vicieuses qui déblatéraient sur son compte, sur sa froideur et sur son sexe. Si les villageois avaient peur de parler par devers elle, les langues se déliaient dans son dos.

Combien de fois avait-elle surpris des conversations disant qu'une femme ne pouvait pas hériter du titre de chef d'un village guerrier ? À chaque fois, c'était un coup de poignard en plein cœur, car la jeune femme en avait parfaitement conscience. Sighild savait aussi que c'était pour cette raison que son père avait pris soin de la fiancer dès l'enfance à un homme au nom couvert de gloire. En étant du sexe fort, elle aurait pu choisir la personne qui partagerait sa vie, mais son genre la privait de certaines libertés qui passaient après son devoir. Rien ne comptait plus que son devoir. La seule chose pour laquelle elle aimait vivre, la seule chose, en vérité, qu'elle ait toujours connue.

Comme se réveillant d'un rêve, Sighild prit de nouveau conscience du monde qui l'entourait, de la mission qu'elle menait et des gens qui l'accompagnaient. Elle s'arrêta et se retourna. À présent, ses compagnons n'étaient que de petites taches sombres à l'horizon.

La chasseuse se remit dans le sens de la marche pour observer les montagnes sombres qui s'élevaient en pointes acérées vers le ciel. Le relief faisait tout le tour de la Toile et c'était grâce à lui que la forêt avait pu se développer.

Sighild soupira. Son souffle chaud s'éleva en une volute gracile de vapeur blanche. Des flocons tombèrent paresseusement du ciel. Cela n'augurait rien de bon.

La jeune femme avait peur de cette forêt. Les arbres de cristal s'entremêlaient comme les fils d'une toile d'araignée géante, s'accrochant aux parois abruptes des montagnes. Mais les troncs étaient si fragiles qu'une simple pression de la main suffisait à les fissurer. Et si la neige tombait en abondance aujourd'hui, les arbres se briseraient sous son poids et transperceraient de la tête aux pieds tout ce qui se trouverait en-dessous. Autrement dit : eux.

Le reste du groupe la rejoignit et s'arrêta à ses côtés.

— La traversée va être périlleuse, fit remarquer Vilfrid. Les araignées venimeuses sont déjà très dangereuses, mais la neige le sera encore plus.

— Signe, y'a-t-il un moyen d'éviter la traversée ? demanda Sighild.

— On peut passer par les parois rocheuses, mais je doute que vous y arriviez.

— Pourquoi ?

— Elles sont escarpées et glissantes. Les arbres les frôlent aussi. Une chute, même petite, serait à coup sûr fatale.

— Tu es déjà passée par là-bas ? demanda Thorkil.

— Quand il neige trop, j'y passe, oui, répondit l'once. Mais l'Onçaine et moi avons un avantage sur vous lorsqu'il s'agit d'équilibre. Il vaudrait mieux attendre qu'il arrête de neiger.

— Je crois que c'est le plus sage, approuva le maître d'armes. Sighild ?

La femme avait déjà repris la route.

— Chaque jour de retard est un jour en moins à vivre pour les villageois, dit-elle.

— Mais si nous mourrons, nous les condamnons définitivement, intervint Eivind.

— Je ne t'ai pas demandé ton avis. Tais-toi et avance, lâche...

— Comment arrivez-vous à la supporter ? demanda Elfi lorsque la femme se fut éloignée.

— Une question d'habitude, peut-être ? répondit Thorkil. Ou peut-être parce que nous avons beaucoup d'estime pour son père ? Vas savoir.

— Moi à votre place, ça fait longtemps que je l'aurais tuée. Pourvu qu'un accident survienne dans cette maudite forêt !

Livre 1 - SighildOù les histoires vivent. Découvrez maintenant