Chapitre 6 - partie 3

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Le dos courbé, Sighild avança prudemment vers l'endroit où devait se trouver la tête de la créature. Tout en longeant le corps démesurément grand de la bête, elle songea qu'en cas de méprise, son erreur lui coûterait la vie. Pourtant elle était certaine de savoir à quoi elle avait affaire.

S'il n'existait pas, à sa connaissance, de légende rapportant la présence de Nains en Sigvald, des histoires de Nains en provenance de Celebrindal, continent voisin, étaient légions. Parmi les plus fascinantes se trouvaient celles narrant les découvertes étonnantes faites par ce peuple lorsque leurs tunnels les avaient menés loin sous les montagnes, dans un territoire à nul autre pareil, préservé de la course du Temps et de l'influence du soleil. Un domaine où vivaient des créatures immenses porteuses de pouvoirs plus grands encore, qu'il fallait autant vénérer que craindre. Des êtres sur lesquels glissaient les millénaires, élevant leur sagesse au-deçà de celle des Dieux.

Sighild, rattrapée par Eivind, atteignit la tête de la bête et s'immobilisa. Elle prit un instant pour contempler la masse avant de siffler.

— Qu'est-ce que vous faites ? lui reprocha son chasseur.

— Je crois que c'est un démon, répondit la jeune femme. Il n'y a guère que les Nains pour les avoir déjà contemplé. Il a dû provoquer la secousse ressentie lorsque nous étions au bas du plateau, peut-être lorsqu'il a bougé.

En face d'eux, la masse de muscles et de poils se mut. Elle sortit de son sommeil et se redressa, dévoilant aux deux petits humains sa tête imposante couronnée de deux cornes s'enroulant sur elles-mêmes. Le démon posa son regard vert criard sur les êtres minuscules qui l'avaient réveillé.

— Je suis Sighild Svanhild. Qui es-tu ?

La bête les considéra un instant en silence. Eivind n'était pas rassuré. S'il n'avait pas eu confiance en Sighild, il aurait battu en retraite car d'un mouvement, le monstre les tuerait sans mal.

— Je suis Bymal'Astel, répondit ce dernier d'une voix sourde. Vous n'êtes pas des Moeth, que faites-vous ici ?

Sighild hésita. « Moeth » devait être le nom des singes. Elle ne pouvait pas nier qu'elle n'en faisait pas partie. De plus, l'honnêteté primait sur un mensonge mal construit.

— Les Moeth ont volé notre nourriture, expliqua Sighild. Nous sommes venus la récupérer.

L'Être ne répondit pas. Il les toisa quelques secondes avant de reprendre :

— Je leur ai demandé de chasser pour moi. Nous autres, démons, dormons dans les profondeurs de la terre mais avons parfois besoin de nous nourrir, et le temps n'est pas venu pour moi de sortir de ma demeure. Les Moeth vivent avec moi sous la montagne, cependant aujourd'hui ils sont sortit pour m'aider.

— Je comprends, assura Sighild. Mais les Moeth ont volé toute la nourriture alors que l'hiver fait rage dehors. Nos villageois meurent de faim.

Le démon resta silencieux une fois encore. Il semblait réfléchir.

— J'entends, humaine. Écoute. Lorsque la nature s'endort, les démons s'éveillent pour la porter jusqu'à son réveil. Quand l'herbe et la nourriture se transforment en cendres, quand une étoile meurt et prive cette terre de soleil, nous nous levons et insufflons une nouvelle vie à la planète. Nous ne répandons pas la mort, c'est pourquoi les Moeth vous rendront votre nourriture et je me rendormirai. J'ai assez mangé.

La chasseuse n'était pas certaine d'avoir tout compris, elle retint seulement que les singes ne seraient plus une menace et que Thorov passerait l'hiver sans perte. Sighild s'inclina avec respect, imitée par Eivind.

— Bymal'Astel, l'interpella le pisteur en se redressant. Pourriez-vous nous dire comment sortir d'ici ?

L'homme essuya le regard lourd de reproches que lui adressa Sighild. Il haussa les épaules, signifiant qu'il ne perdait rien à essayer.

— Passeur, prononça simplement le démon.

Un air glacial gela le cou des deux guerriers. Ils se retournèrent et reculèrent à la vue de la créature qui venait d'apparaître. De forme humanoïde, grande de presque deux mètres, elle était entièrement recouverte d'une chape noire découpée grossièrement dans un tissu lourd. Le vêtement usé laissait deviner son corps squelettique, à l'image de ses doigts anormalement longs terminés par des ongles tranchants. Le haut de son visage était dissimulé sous une capuche alors que le bas se résumait à une mâchoire pourvue de dents effilées.

— Emmène-les au pied de la montagne, ordonna le démon.

Le Passeur inclina la tête. Il se tourna vers la paroi, leva la main et ouvrit un passage au bout duquel filtrait la lumière du jour.

— Allez, murmura le Passeur d'une voix qui mourut en échos.

Peu rassuré, Eivind le remercia avant d'emboîter le pas à Sighild. Malgré eux, leur allure était rapide, ils n'avaient pas envie de s'éterniser ici et craignaient que le passage ne se referme sur eux.


Plusieurs minutes leur furent nécessaires pour sortir de la montagne. Enfin dehors, ils s'arrêtèrent un instant pour contempler la vallée immaculée qui s'étendait devant eux à perte de vue et pour inspirer l'air à pleins poumons. Qu'il était bon de retrouver le ciel après des heures passées à être enfermé dans des galeries interminables.

Sighild ferma les yeux et inspira une longue bouffée d'oxygène. Le froid remplit ses poumons comme pour les purger de l'atmosphère saturée de terre dans laquelle elle avait baigné tantôt.

— Egvel est droit devant, renseigna Eivind. (Il mit sa main au-dessus de ses yeux pour les protéger du soleil). On dirait que les nomades ne sont pas encore partis pour le Sud. Il y a un campement plus au nord.

— Nous irons leur demander des vivres. Pars devant, Eivind.

L'homme se tourna vers elle et lui adressa un regard interrogateur. Elle avait seulement besoin d'être seule, de faire le point sur elle-même. Tant qu'il serait dans son champ de vision, elle n'y parviendrait pas.

Voyant qu'il ne bougeait pas, elle s'agaça :

— Tu n'as pas entendu mon ordre ?

— Je ne veux pas vous laisser seule. Si des singes attaquaient ?

— Le démon nous a assuré que tout était terminé. Vas-y en premier, tu dois faire soigner ta tête. Je te rejoindrai vite.

Eivind hésita. Il ne voulait pas la laisser, il avait peur, d'une certaine manière. Il n'aurait su dire de quoi exactement mais il avait un mauvais pressentiment. Il voulut tenter une nouvelle fois de raisonner sa meneuse mais le regard froid qu'elle lui lança l'en dissuada.

Où était passé ce beau visage qu'il avait tenu plus tôt au creux de sa paume ?

Le pisteur soupira avant de lui tourner le dos. Il s'en alla d'un pas lent, trop lent au goût de Sighild qui avait une envie pressante de solitude.

Bientôt, pourtant, il disparut de son champ de vision.

La jeune femme apprécia alors le calme de l'endroit, l'odeur du feu de bois provenant du camp nomade, le bruit du vent s'engouffrant dans le passage encore ouvert...

Sighild se retourna, les sourcils froncés par la suspicion.

Était-ce normal qu'il le reste si longtemps ?

Un bruit de combat lui donna soudain la réponse. Quelque chose n'allait pas. Elle dégaina en entendant le bruit d'une course effrénée, se campa sur ses appuis, banda ses muscles et se tint prête à attaquer. Le bruit se fit plus présent, devint plus fort. Quoi que ce soit, ça arrivait. C'était là. 

Livre 1 - SighildOù les histoires vivent. Découvrez maintenant