Tric - Chapitre 10

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Jeudi 1er octobre 1942

Déjà deux ans, jour pour jour, que j'ai commencé ce journal ! Voilà plus de deux ans que la République est morte en France. Et même à 15 ans, je ne m'en accommode toujours pas. Je me sens accablée en regardant les premières pages de ce journal, en me rappelant ma première rencontre avec Lina. Non croyez-moi, c'est loin d'être des remords, bien au contraire. Je me retourne sur mon passé et je n'ai que 15 ans ! J'en suis moi-même surprise, alors je peine à imaginer ce que toi, cher éventuel lecteur d'une autre époque, peut ressentir. En espérant bien sûr que cette triste histoire ne se répète jamais.

Samedi 3 octobre 1942

Hier j'ai retrouvé Lina que je n'avais pas revue depuis plusieurs mois. On se partage les liaisons pour limiter les déplacements dans une seule et même journée et préserver notre sécurité personnelle. Nous avons échangé discrètement nos informations dans un endroit que personne ne connait ou presque et dans lequel nous nous sentons pour le moment en « sécurité ».

Seuls Kim et Bernard sont tenus au courant des informations que nous échangeons, pour éviter toutes fuites auprès de la Police de Vichy. Ce mois d'octobre marque surtout pour moi deux ans de complicité et de confiance entre Lina et moi.

Malgré mes absences à certains cours, je suis quand même passée en Terminale à la plus grande joie de mes parents et de mon frère.

Samedi 10 octobre 1942

Ma rentrée scolaire s'est plutôt bien passée dans l'ensemble et pour Lina également. J'ai parfois l'impression de faire des rêves prémonitoires, pas forcément positifs, pour un avenir proche. Mais encore une fois, qu'est-ce que l'avenir ? Je ne vais pas rentrer dans un débat philosophique, cela serait beaucoup trop prétentieux de ma part.

Mercredi 14 octobre 1942

Je ne sais pas si je fais bien d'en parler ici mais il se passe quelque chose : un tric vient de débuter hier dans le secteur, en protestation contre la réquisition de main d'oeuvre pour l'Allemagne. Démarré à Oullins, ce mouvement gagne les ateliers SNCF de Vénissieux et de la Gare St Paul en plein coeur de Lyon. En tout 5.000 ouvriers. Le soir même, la police évacue les locaux et procède à de nombreuses arrestations. Ce mercredi matin, les prisonniers de la veille sont ovationnés par la foule devant le commissariat de St Jean. J'en ai été témoin.

Mais j'ai appris que le matin même vers huit heures, une liste de trente noms de cheminots a été affichée au bureau du personnel de l'atelier d'Oullins qui est en grève et où travaillent certains de mes proches. Cette liste regroupe les noms des ouvriers réquisitionnés pour aller travailler en Allemagne. Mon angoisse monte d'un cran.

Je suis incapable de savoir si papa en fait partie. J'ai mon cœur qui bat très fort chaque fois que papa sort de chez nous, me demandant si je vais le revoir. Je ne me fais pas trop d'illusions ... Très souvent, je me dis que le pire est à venir. Pour papa, je me le demande d'autant plus que, d'après ce qui m'a été dit, toutes les réquisitions n'ont pas pu se faire.

Dimanche 18 octobre 1942

Pour éviter les sanctions, les cheminots ont repris le travail le 15. Cependant, en solidarité, au lendemain de la grève de la SNCF, pas moins de l2.000 métallurgistes des aciéries alentours se sont mis à leur tour en grève. Un trac circule : « Pas un homme pour l'Allemagne », slogan initialement du journal Combat publié en juillet 1942, cette fois-ci signé par Combat, Libération, Franc Tireur, Front National, Parti Communiste, à l'initiative du mouvement Front National.

Ce même jour, jeudi 15, dans la soirée, m'est parvenu un télégramme à transmettre à tous les préfets de la zone sud afin de mettre fin de façon énergique à toutes les tentatives de tric.

Jeudi 22 octobre 1942

Depuis ma dernière lettre, je ne suis pas à l'aise. Maman, mon frère et ma soeur le sentent, sans savoir de quoi il s'agit vraiment et sans pouvoir y faire grand chose pour y remédier. Moi-même, je sais bien que je ne suis plus tout à fait la même. Je me pose mille et une questions. Je dirais même que... Et puis non. Cette fois ça restera entre moi et moi seule. Je vis déjà assez dans l'insécurité. C'est déjà trop. Je ne dirai rien de plus sur le sujet. A part que le Tric s'est arrêté la veille de ma dernière lettre, suite à une répression énorme puisque les réquisitions n'ont pas eu lieu comme les Nazis l'auraient souhaité.

D'ailleurs le 19, la grève des métallos s'est achevée et il y a eu 343 arrestations dont 93 internements administratifs.

Aujourd'hui a eu lieu le premier départ des STO pour l'Allemagne. Le nom du père de René, figure sur la liste aux ateliers. Et si le nom de papa y figurait aussi ? Cette question là, plus particulièrement, m'occupe constamment la tête mais je me force à ne le monter à personne ... Cela pourrait être interprété comme un aveu de faiblesse et mettrait non seulement toutes mes relations, famille, amis et moi en danger.

Aujourd'hui également le Général de Gaulle, chef des Forces Françaises Libres, exilé depuis deux ans à Londres, nomme Vidal à la tête de l'Armée Secrète et donne à Max une mission presqu'impossible : celle de réunir toute la Résistance autour des trois grands mouvement français.

Lina m'a dit hier en sortant de cours qu'elle avait l'impression que j'ai un don pour la voyance puis elle eut un petit rire. Est-ce vraiment un don, j'en doute. Mais, si c'était le cas, eh bien, mes prédictions ne sont pas bonnes. Quelque chose m'oppresse plus que tout ces derniers jours. Le plus angoissant est de ne pas savoir ce qui se trame ni quand un événement majeur surviendra. Je me fais parfois peur à moi-même car à chaque fois jusqu'à maintenant, je ne me suis jamais trompée. Souvenez-vous de la Routine militaire de 41, je l'avais plus ou moins prédite. Sachez que ma détermination, du haut de mes quinze ans ne faiblit pas, bien au contraire.

Samedi 31 octobre 1942

Une semaine que je ne saurais décrire vient de s'écouler. A chaque instant je pense à René et son père que je considérais comme un deuxième père pour moi. « Qu'est-il devenu, nul ne sait où il est ? » « Que deviendra-t-il ? » sont deux questions qui m'obsèdent plus que jamais. « Et papa, son nom est-il lui aussi sur la liste ? » me dis-je tout bas. Il m'est de plus en plus insupportable de ne toujours pas le savoir. Lina comprend mon inquiétude et essaie de me rassurer en vain, comme elle peut. Je n'ose pas m'adresser à René lorsque je le vois. Il ne doit pas se sentir bien non plus.

Dimanche 1er novembre 1942

Je ne peux m'empêcher de penser à Lina. Elle qui deux ans plus tôt à perdu ses parents. J'imagine combien ce jour doit être dur pour elle. Il est impossible de chasser cette question qui m'obsède toujours autant depuis tant de temps : « De quoi sera fait, mon, notre avenir ? Voilà plus de deux ans que Pétain à demandé l'Armistice, voilà plus de deux ans que celui- là même à rencontré Hitler à Montoire.

Lyon, La résistance traboule - Tome 1:  Journaux de GuerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant