Chapitre 1 - Où le décors est planté

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Voici que vient l'été la saison

Violente

Et ma jeunesse est morte ainsi

Que le printemps

O Soleil c'est le temps de la

Raison ardente.

Apollinaire

Le long chemin de poussière blanche traverse un champ d'oliviers, avant de parvenir à l'imposante bâtisse en pierre. Vu d'en haut, le feuillage argenté des arbres, secoué par la brise, scintille comme la surface de la mer ; en dessous, les rais de soleil qui traversent les branchages constellent l'herbe sèche de milliers de tâches d'or dansantes. Un mur de pierre en ruine a été laissé à l'orée du champ d'oliviers, ancien vestige des fortifications qui devaient encercler toute la propriété. Aujourd'hui, il n'en reste que quelques mètres, recouverts par des muriers et des liserons. Quelques pas plus loin, la maison, imposant bloc ocre de trois niveaux, aux volets bleus pastels. Un grand cerisier masque une partie de la façade avec son feuillage touffu, constellé de fruits rouges. Des boules de buis ceinturent la bâtisse. De l'autre côté, les murs sont couverts de jasmin, de clématite et de chèvrefeuille, qui le soir imprègnent l'atmosphère de leurs odeurs prenantes. La glycine et le lierre recouvrent la pergola et plongent la terrasse dans une ombre bienfaisante. Sur les immenses dalles, un mobilier de jardin en fer forgé blanc, la table couverte d'une nappe vichy et des restes d'un repas, des coussins pourpres sur les chaises. Au delà de la terrasse, un carré d'herbe dans lequel est creusée une piscine. Une mosaïque d'un bleu sombre la tapisse. Le feuillage vert luisant et les fleurs orangées des grenadiers l'entourent. Le terrain se poursuit en pente douce. En contrebas, un figuier et au-delà, des vignes à perte de vue. Des cyprès percent le ciel où que le regard se porte, flèches noires dans le ciel blanc. En cette heure brûlante, le silence règne sur la maison, sur la terrasse et sur toute la campagne alentours. On entend juste le bourdonnement des abeilles attirées par les odeurs sucrées des plantes grimpantes et par les restes du repas. Il s'agit de ce moment de torpeur où chacun glisse doucement dans la sieste.

Le père – il s'appelle Archibald, tout le monde l'appelle Archi – est allongé sur un bain de soleil en bois sombre et verni, couvert d'un cousin incarnat. Cheveux noirs et ondulés, les tempes grises trahissent son âge tout comme les pates d'oies blanches sur sa peau burinée. Ses bras sont tendus en arrière et ses mains nouées dans sa nuque. Cette position a ouvert sa chemise dont les pans glissent sur ses côtes et encadrent son torse massif couvert d'une toison brune, aussi bouclée que ses cheveux. Ses tétons sont deux boutons de rose qui s'extirpent de ce tas de suie. Chemise et bermuda en lin blanc, il est pied nu dans des mocassins en daim, blancs également. Il approche de la cinquantaine mais conserve une beauté très virile et son physique de lutteur.

La mère, Lauren, est restée sous la pergola, à l'abri du soleil étouffant et fume en mordillant le bout de son fume-cigarette en ivoire. Tout en elle respire l'aisance – l'opulence – matérielle dans laquelle elle est née ; son maintien, son port de tête, sa beauté inaltérée à l'approche de la cinquantaine. Un maquillage à peine perceptible assombrit son regard aux cils naturellement épais, faisant ressortir le vert de ses yeux. Peau laiteuse et cheveux blond vénitien. L'unique bijou qu'elle porte est une broche de cabochons d'émeraudes qui retient ses cheveux en arrière. Elle joue nerveusement avec son étui de cigarette en argent.

Le fils, Derek, est tout juste majeur. Il se tient encore à table, accoudé près de son assiette, assis sur l'une de ses jambes repliée. Barbe de quelques jours et moustache plus épaisse, il cherche à faire plus que son âge.

Seule la fille, Lysandre, n'est pas resté dehors avec le reste de sa famille. Plus âgée que son frère, elle s'est retiré dans la pénombre de sa chambre à l'étage et observe la terrasse et sa famille, assise sur le rebord de sa fenêtre. Teint de porcelaine, blonde, lèvres épaisses et roses, joues rondes de petite fille mais sous sa frange, ses yeux féroces révèlent sa maturité et un certain cynisme. Elle est la seule à ne pas regarder dans la même direction ; même s'ils le font en cachette - s'ils tentent de le faire en cachette - les trois premiers membres de la famille dévorent leur invité du regard. Dans la piscine à l'eau d'un bleu turquoise vif, il est étendu à plat ventre sur un matelas gonflable rose. Les cuisses écartées, ses pieds baignent dans l'eau de part et d'autre du matelas. Un torrent de boucles d'or se déversent du slip de bain jaune poussin, sur la peau brune de ses jambes. Quand il remue, le grincement de son maillot contre le matelas bouleverse la torpeur de ce début d'après midi. A la surface de l'eau, le soleil dépose comme des lacets d'argent éblouissants, qui font baisser le regard. Il flotte un gros ballon gonflable, dont les nombreux quartiers sont des couleurs de l'arc-en-ciel.

Lauren – elle brosse une description physique de son jeune hôte, œil d'esthète, le regardant dans son ensemble. Ses cheveux mi longs ne sont même pas coiffés, en désordre et plein de nœuds ; ses doigts sont graciles, presque des doigts de femme. Mince comme un faon, il en a les mêmes cils, longs et charbonneux. Il porte un slip de bain jaune poussin qui fait ressortir son bronzage. Il doit avoir le même âge que Derek.

Archi – l'ancien peintre qu'il est décrit le jeune homme avec ses référents culturels. Il a un profil et un contour des lèvres qui rappellent les personnages de Botticelli. Très mince, il évoque les personnages de Schiele même si son dos est celui d'un nageur olympique.

Derek – désemparé par ses premiers émois, l'adolescent ne voit que les détails qui lui coupent le souffle, qui embarquent son imaginaire dans des pensées sensuelles toutes nouvelles. Sa peau est dorée comme la croute du pain mais lisse comme de la soie. Des grains de beauté forment une constellation sur son flanc droit, se dispersent sur son sein puis quelques uns viennent se perdre sur son visage. Une touffe de cresson d'or dessine un papillon en vol au bas de ses lombaires. Il ne porte qu'un slip de bain, si petit qu'il en est indécent ; si rempli qu'il ne touche même pas la peau à l'entrejambe où l'entrebâillement du tissu laisse s'échapper un flot de boucles brunes.

Lysandre – la seule de sa famille que ne soit pas troublée par l'hôte, elle décrit la situation, très lucide, plus occupée à observer ses parents que l'invité. Ils sont tous à le regarder ; à baver devant lui devrais-je dire. Cela est tellement prévisible de la part de Derek mais le regard de maman en devient obscène. A son âge ! Quant à papa... je ne sais pas ce qu'il se passe dans sa tête. Ambrose, son prénom est celui de la nourriture des Dieux et il est à parier que les Immortels ne refuseraient pas de goûter à un aussi joli garçon. C'est étrange que Marleen ne nous présente son petit fils que cette année. Elle travaille pour nous, dans cette maison de vacances, depuis près de vingt ans, elle a été notre nourrice pendant tout ce temps et jamais elle nous a parlé de lui. Et voilà que cet été, elle le présente aux parents, sorti de nul part, pour qu'ils lui confient un petit job, à s'occuper de la propriété. Un aigle survole les vignes depuis quelques minutes et à défaut d'un lièvre, je ne serais pas surprise qu'il ait repéré Ambrose et que du jardinier, Jupiter veuille faire son nouvel échanson.

Une saison brûlanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant