Chapitre 14 - Derek

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Un hamac entre le figuier et un orme. Derek lit, enfermé dans le tissu dont les bords se sont rabattus sur lui, comme un cocon de tissu. Lysandre est adossée au figuier, sur une large nappe vichy. Elle porte une robe de coton rose, épaules nues et une capeline blanche dont les larges bords sont plaqués contre ses tempes par une écharpe de soie de la même couleur que son vêtement. Ambrose les rejoint. Il s'arrête d'abord devant la jeune fille, mais celle-ci lui accorde à peine un regard, détournant simplement les yeux pour identifier celui qui vient brusquement lui faire de l'ombre, puis replonge dans sa lecture. Le jardinier sourit et tente sa chance auprès du frère. Ce dernier lève évidemment la tête en le voyant arriver et délaisse sa lecture. Son large sourire accueille le jeune homme et il écarte les bords du hamac pour lui ouvrir le cocon dans lequel il se balance.

« Installe toi.

Ambrose s'allonge, tête bêche avec Derek. Ce dernier s'émeut et son cœur déborde de joie en sentant le corps chaud et moite de son compagnon glisser par dessus le sien. Avec émotion, il ne cesse de revivre mentalement le moment qu'ils ont passé ensemble au bord de la rivière. Les chevilles nues d'Ambrose, couvertes d'herbe coupée, frôlent par inadvertance le visage de Derek, qui sent son ventre se nouer.

« Que lis-tu ?

- Verlaine.

Le jardinier ne réagit pas et Derek se sent obligé de préciser.

« C'était un poète du...

- Je connais Verlaine, l'interrompt sèchement Ambrose.

Derek le regarde sans rien dire, surprit de sa véhémence.

« Je ne suis votre jardinier que pour l'été. Je suis allé à l'école et le reste de l'année je fais des études moi aussi.

Derek se sent rougir et tente de s'excuser. Mais Ambrose l'interrompt à nouveau. Cette fois-ci, il sourit à pleine dent.

« Je sais bien que tu ne voulais pas dire ça. Je plaisantais.

Il bascule la tête en arrière et ses dents, comme deux perles blanches, mordillent la pulpe rose de ses lèvres rieuses.

«  Tu es craquant quand tu piques un fard.

Derek perd alors toute contenance au plus grand bonheur de son tortionnaire, qui explose de rire. Le pauvre garçon cherche à détourner la conversation et plonge le nez dans son livre, tournant nerveusement les pages.

« Je lisais tout à l'heure des vers qui me faisaient penser à toi.

- Lis-moi lesquels

- Le poète y parle de ses amants : Paul, un athlète blond aux pectoraux superbes, Charles un jeune tigre aux yeux de chatte...quand je le lis j'ai l'impression qu'il parle de toi.

Derek lève les yeux sur son compagnon, qui l'écoute en souriant, savourant l'idolâtrie béate dont il est l'objet. Son encenseur le regarde éperdu, comme attendant un remerciement.

« Je connais ce poème, se contente de dire Ambrose.

Il se penche en avant pour se saisir du livre de Derek et en tourne les feuilles.

« Mes amants n'appartiennent pas aux classes riches, dit-il en poursuivant la lecture, ce sont des ouvriers faubouriens ou ruraux... ah la lutte des classes toujours.

Derek s'empourpre et bredouille des mots d'excuse que néglige Ambrose dans un sourire insolent.

« Il y en a d'autres intéressants. Ils te font penser à moi eux aussi ? Odilon, un gamin mais monté comme un homme, Antoine, proverbial quant à la queue, taraudant tout mon cœur de sa prunelle bleue, et tout mon cul de son épouvantable épieu. Ne me dit pas que tu penses à moi en lisant ces lignes?

Derek est à présent écarlate de confusion. Ses efforts désespérés pour arracher le livre des mains de son ami font tanguer le hamac. Mais Ambrose, dans un éclat de rire, garde le recueil hors de portée et attend que Derek se calme. Les yeux brillants de larmes et les joues cramoisies, celui-ci se rallonge et tourne la tête pour fuir le regard moqueur du jardinier. Ce dernier cherche à calmer son compagnon et joue avec ses pieds sur lesquels il a posé sa joue.

« Ne réagit pas comme ça, je ne voulais pas t'embarrasser. Ecoute plutôt ces lignes dédiés à des pieds plus beaux que des pieds de héros et d'apôtres, pressés, fleurés, baisés, léchés depuis les plante, jusqu'aux orteils sucés les uns après les autres.

Tandis qu'il récite, Ambrose pose quelques baisers sur les chevilles et les orteils de Derek, qui finit par oublier son embarras. Du bout de son index, le jardinier suit le réseau bleu des veines qui serpentent sur le cou du pied de Derek, déformant la surface de la peau blanche comme du lait. 

NDA : les vers cités en italique sont extrait des poèmes de Paul Verlaine,  « Mille et Tre » (recueil Hombres) et « Ouverture » (recueil Œuvres libres)

Une saison brûlanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant