Chapitre 15 - Lysandre - Epilogue

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L'orage s'est déclenché, d'une violence imprévisible. On attendait la pluie depuis quelques jours mais la fureur avec laquelle elle est tombée n'avait pas été imaginée. Les herbes hautes, tellement sèches à cause de la trop longue absence de précipitation, se sont cassées sous les trombes d'eau ; ces dernières entrainent aussi avec elles les petites branches mortes qui jonchent rapidement le sol. L'obscurité s'est abattue, si bien qu'en pleine après midi, on a l'impression que la nuit est tombée. La glycine et le lierre qui recouvraient la pergola sur la terrasse sont malmenés par les éléments et la nappe vichy, détrempée glisse de la table. Des quelques chaises oubliées dehors avant l'averse, certaines sont renversées. Le vent ride la surface de la piscine. Dans sa chambre, assise sur le rebord de sa fenêtre Lysandre observe les intempéries. Elle resserre sur ses épaules un châle moiré et se lève. En sortant de sa chambre, elle se dirige directement vers celle de son frère, à l'autre bout du couloir. Le ciel est d'encre à l'extérieur et la maison est presque plongée dans l'obscurité, mais la jeune fille ne prend pas la peine d'allumer les lumières. Elle entrouvre la porte de la chambre de Derek pour observer celui-ci, prostré sur son lit, dans l'obscurité également. Après le départ, aussi brusque qu'inexpliqué d'Ambrose, Lysandre a bien essayé de faire sortir son frère de sa léthargie mais à présent, elle se contente de soupirer et referme doucement la porte.

Derek s'est enfermé dans sa chambre. Abattu, il n'en sort plus et ne veut plus voir personne. Avec Ambrose il a découvert des sentiments et une sexualité dont il ne pourra plus se passer à présent. Heureusement pour lui, les premiers émois et les premiers amours, bien que les plus difficiles à oublier, sont les plus rapides à surmonter. Aucun des parents n'a fait le rapprochement entre sa mélancolie et le départ d'Ambrose, trop occupés qu'ils sont avec leurs propres états d'âme.

Lysandre descend l'escalier, pour se rendre au rez-de-chaussée et retient un hoquet de surprise en entrant dans le salon. Dans le canapé, son père se tient assis dans le noir.

« Papa, tu m'as effrayée, murmure-t-elle, comme si hausser la voix dans cette maison silencieuse n'était pas permis. Qu'est ce que tu fais dans le noir ?

- Je me suis assoupi en lisant, maugrée Archibald.

Sceptique, Lysandre ne peut que constater l'absence de livre dans les mains de son père. Elle préfère ne rien dire et tourne la tête vers la cuisine. A l'autre bout du salon, c'est la seule pièce allumée de la maison. La porte fermée laisse filtrer la lumière et la voix de Lauren, en pleine discussion au téléphone. Lysandre ne peut entendre de quoi parle sa mère, mais au ton de sa voix, aux cris poussés, elle peut deviner.

Avec qui parle-t-elle ? A qui raconte-t-elle le coup de tonnerre qui a bouleversé sa vie si parfaite? Depuis quand ne cherche-t-elle pas à donner le change quoiqu'il advienne ? En effet, maman a découvert dans l'atelier de papa certains dessins qui prouvent... comment appeler ça ? l'inclination de papa envers le jeune jardinier. Comment ce petit diable a-t-il réussi à séduire quelqu'un comme lui? Je l'ignore. Jamais je n'aurais pensé qu'il se laisserait séduire par un homme, ni même qu'il se laisserait séduire tout simplement. Lui si froid, si distant tandis qu'Ambrose est la sensualité même. Maman a piqué une crise en voyant les toiles, les photographies, elle a hurlé, tout renversé et aurait mis le feu aux œuvres de papa si ce dernier ne l'en avait pas empêché. A présent, il est perdu, mortifié qu'elle ait découvert son adultère et honteux de cette relation homosexuelle. Ils n'ont jamais parus aussi peu amoureux, aussi distants, que ces dernières années, mais tout d'un coup, il s'excuse, pleure et implore son pardon. Je me demande de quoi il a le plus honte ? D'être infidèle? D'avoir été découvert ? D'avoir été avec un homme ou d'avoir été avec un garçon de l'âge de son fils ? Il n'ose plus nous regarder en face. Surtout moi, Derek ne quittant même plus sa chambre. Je devrais lui dire combien je trouve cela délicieux et que c'est bien la première fois que je me sens proche de lui. Qu'il me semble humain en ce moment et non pas le golem d'argile que j'ai toujours connu. Que je le trouve pour la première fois de ma vie fragile donc aimable. Je le découvre enfin. Lui se morfond, encaisse la colère de maman sans broncher, pensant que son faux pas est la seule cause de toute cette haine qui se déverse sur lui. Mais même sans cette spéciale intuition que l'on porte aux personnes de mon sexe, il n'est pas difficile de comprendre qu'elle rugit et pleure comme une femme amoureuse qui réalise que son amant l'a délaissée et non pas comme une épouse découvrant l'infidélité de son mari. Papa ne l'a pas vu quand elle s'acharnait sur ses œuvres, trop occupé à tenter de sauver ce qui lui restait du passage d'Ambrose. Mais j'ai tout de suite compris qu'il aurait pu coucher avec n'importe qui, homme ou femme, elle aurait accueilli l'événement avec la même distance froide qu'elle affecte sans cesse. Mais pas avec Ambrose ! J'ai eu du mal à croire à cette liaison, mais elle semble si évidente. Je crois qu'elle a cherché à revivre une passion grâce à laquelle elle souhaitait se libérer de sa situation. Exactement comme il y a vingt ans quand elle a rencontré papa. Il y a vingt ans, elle voulait fuir ses parents, ses sœurs, son milieu fait d'interdits, de contraintes et d'obligations oppressantes. Aujourd'hui, avec Ambrose, elle cherchait à nouveau à fuir, à fuir son mariage sans éclat, ses enfants avec qui elle n'arrive à nouer aucun contact. Elle cherchait un nouveau chemin pour construire sa vie. Je la comprendrais presque et pourrais la plaindre. Malgré ses efforts pour trouver un époux et se construire un avenir loin de son milieu, elle est retournée, par abandon, par défaitisme ou par la force du destin vers une vie rangée, exactement comme ses parents l'avait imaginé pour elle, une famille comme des chaines dont elle ne peut se défaire, un époux de plus en plus distant au fil des ans, devenu un étranger aujourd'hui. En société, ses sourires de façade et ses talents de dissimulatrice faisaient passer son couple pour les époux modèles aux yeux des autres, mais je la sais plus intelligente que ce qu'elle veut bien laisser paraître. Elle réalisait surement l'implosion de son mariage. Et quand Ambrose est apparu, elle s'est jetée dans ses bras, le seul moyen pour elle de connaître à nouveau la passion, une fièvre du corps qu'elle pensait interdite pour elle. Elle recherchait surtout la liberté d'avoir le choix.

Papa lui, n'a jamais vraiment compris ni cherché à comprendre ce qui était advenu de son couple. Il n'aime pas sa situation, pas plus que sa femme, mais n'en rend pas son couple responsable. A travers Ambrose, il cherchait à retrouver le jeune homme plein d'avenir et de possibilités qu'il avait été, dont la possibilité d'une sexualité subversive pour le milieu où il évolue. Il voulait lui aussi avoir vingt à nouveau, pour avoir le choix lui aussi. Il cherchait à se retrouver quand maman cherchait à fuir une seconde fois.

Une saison brûlanteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant