Domaine des Fleurville, 25 novembre 1862
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Le ciel était d'une clarté pure en ce matin hivernal, et il semblait à Paul que l'on pouvait décerner le froid qui régnait rien qu'à en regarder la couleur. Bien qu'il soit à l'intérieur de la voiture capitonnée d'un velours sombre, il lui semblait sentir le froid piquant sur sa peau qui déjà l'appelait. Plus les pas des chevaux avalaient le chemin, plus le jeune homme retrouvait des arbres, des routes, des paysages que ses yeux, enfants alors, avaient déjà effleurés. Il sentit poindre en lui cette sensation délicieuse d'être à la maison.
Pourtant, il avait passé près de dix ans sur la terre américaine, et ses paysages lui étaient nettement plus familiers que ceux qu'il redécouvrait en cet instant. Mais le domaine des Fleurville et ses environs avaient toujours été chers à son cœur ; comme on aime un rêve flou et lointain, il avait aimé en secret le petit lac où il s'était tant baigné étant petit, les vastes prés ponctués çà et là de pommiers dont il lui était facile de voler les fruits lorsqu'il lui en prenait l'envie. Il avait bien des fois caressé le désir profond de retrouver cette insouciance qu'il n'avait connue qu'ici, entre les rayons de soleil et les rires enfantins. Désormais, il lui semblait que ce rêve était à portée de main, et un sentiment indescriptible lui secouait la poitrine. Un mélange d'appréhension, de plaisir et de joie, de nostalgie aussi.
Laissant son corps se faire balloter par les cahots de la route, le jeune homme ferma les yeux durant ce qui lui parut être un instant. Pourtant, très vite, une secousse brusque le tira de l'état second dans lequel il était visiblement passé. Se redressant subitement, Paul écarquilla les yeux et sentit son souffle se bloquer dans sa poitrine. Devant lui se dressait la silhouette blanc-gris de l'imposant château des Fleurville. Devant le manoir se tenaient, immobiles, six corps de femmes, et un d'homme. Son regard fut rapidement happé par l'éclat d'yeux bruns qui le scrutaient d'un air rempli d'espoir. Le jeune homme sentit son cœur se rétracter dans sa poitrine avant de partir à un rythme effréné. Sa vision se fit plus floue un instant, puis la lumière se fit sur celle qui se tenait devant lui désormais. Il ne voyait plus qu'elle.
Bien qu'ayant passé des heures entières à essayer de l'imaginer, il n'aurait pu se préparer à ce qui l'attendait, là, au pieds de l'immense bâtisse vieillie mais non moins sublime - quoiqu'elle ait largement perdu de son éclat maintenant que Sophie se tenait devant elle.
Ce n'était pas une beauté commune, une beauté qu'il avait déjà aperçue auparavant. Son corps fin aux hanches larges et marquées était enfermé dans une robe de mousseline d'un rouge profond, faisant écho à la couleur de ses lèvres, celle d'un fruit mûr qui n'attendrait que d'être croqué. Ses cheveux d'un brun profond caressaient ses épaules graciles dans un mouvement de souplesse infinie, tandis que ses bras fins étaient enserrés dans des manches d'une blancheur extrême qui semblait se refléter sur sa peau. Ses grands yeux de biche, animés d'un éclat farouche, étaient en partie dissimulés par de longs cils ourlés, plus foncés encore que le pendentif de pierre sombre qui ornait sa gorge - invitation délicate pour des lèvres mutines de passage. Plus il la détaillait, plus il la trouvait sublime ; bien qu'elle ait quelques défauts, ceux-ci n'étaient présents, à ses yeux, que pour renforcer encore l'éclat transcendant de sa personne.
Paul ne pensait plus à respirer, ni à bouger. Son esprit était entièrement accaparé par l'aura de Sophie qui semblait l'envelopper comme l'aurait fait un lourd manteau d'hiver. Il suffoquait devant le portrait de l'idéal qu'il avait toujours recherché sans même le savoir. Il eut envie de courir pour la serrer de toutes ses forces dans ses bras, de déposer une pluie de baisers sur chaque partie de son corps qu'il serait en mesure d'atteindre et d'aimer. Puis, son esprit se reconnecta à son corps dans un éclair de lucidité, et la raison reprit le dessus. Il ne pouvait pas faire cela, et son cœur, son corps, son âme, tout se serrait en lui lorsqu'il y pensait. Il n'avait pas le droit de la faire sienne.
D'un pas rendu décidé par le désespoir, il s'approcha de son petit - mais non moins plaisant - comité d'accueil, en en profitant pour en détailler les autres membres. Madeleine et Camille étaient là, éclatantes de la rousseur qui avait toujours été la leur, l'une dans une robe d'un vert émeraude, l'autre dans un habit mauve presque masculin. En effet, Camille se vêtait presque exclusivement d'habits d'homme qu'elle fabriquait elle-même. C'était là son grand plaisir. À ses côtés, Madeleine affichait une mine humble, comme toujours, et lançait un sourire pâle mains néanmoins amical à Paul. Près des deux sœurs, la jeune Marguerite, vêtue quant à elle d'une parure entièrement bleu lagon, portant ses cheveux blonds en un chignon sophistiqué, affichait un sourire franc. Madame de Fleurville, Madame de Rosbourg, ainsi qu'un employé de la maison à la carrure forte et aux cheveux très bruns complétaient ce joyeux tableau qui était offert à Paul pour son arrivée. Voir toutes ces figures amies autour de lui lui fit chaud au cœur et il se sentit transporté à ces années durant lesquelles il vivait ici, sous ce toit.
- Bonjour, mesdames, murmura Paul d'une voix où se mêlaient la crainte et une joie profonde.
Du coin de l'œil, il vit Sophie se tendre au son de sa voix. Leurs yeux se croisèrent, avant de se quitter et de se retrouver de nouveau, comme une caresse lente et passionnée. Paul ne pouvait détacher son regard de sa peau pâle et tellement tentante. Pris d'un élan de folie, il entreprit d'embrasser la main de chacune des femmes présentes devant lui.
- Marguerite, lança-t-il d'un ton enjoué tout en se saisissant de la minuscule main de son amie et d'y déposer un baiser presque fraternel.
- Paul, répondit celle-ci sur le même ton. Je suis heureuse que vous soyez de retour parmi nous.
Camille et Madeleine eurent droit au même traitement, tout comme Madame de Fleurville et Madame de Rosbourg, qui furent immédiatement charmées par le jeune homme respectable qu'était devenu leur petit Paul. Lorsque fut venu le moment de prendre la main de Sophie, Paul sentit la sienne devenir subitement moite. Que ferait-il si elle se refusait à son baiser ? Le jeune homme n'eut pas le loisir de se poser la question bien longtemps, puisque la jeune femme lui tendait sa main, un air de malice brillant au fond de ses prunelles à l'éclat ravageur.
Lorsque leurs peaux rentrèrent en contact, tous deux frémirent sans le montrer et, sans se lâcher des yeux, il se rapprochèrent subrepticement l'un de l'autre. Les lèvres du jeune homme se posèrent avec délicatesse sur le dos de la main lisse de Sophie, et il lui sembla alors qu'il embrassait son corps entier du même baiser. Elle ferma les yeux un instant, se laissant envahir par la chaleur qui prenait vie en son corps et, bien vite, retira sa main de sous les lèvres chéries.
Après s'être redressé, Paul offrit une poignée de main virile mains néanmoins amicale à Jacob. Ce ne fut que lorsqu'il décela l'éclat meurtrier qui vibrait au fond des prunelles claires de celui-ci que le jeune homme comprit. La bataille allait être rude.
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Le Jeu De Sophie
RomanceSophie et Paul se sont aimés comme des enfants, puis Paul est parti. Sophie et Jacob se sont aimés comme des adolescents, et puis un jour tout s'est fini. Aujourd'hui Paul revient, et Sophie devra choisir qui elle pourra aimer, cette fois comme une...