Domaine des Fleurville, 24 novembre 1862
***
Madeleine brodait lentement, les points de croix se succédant les uns après les autres sous ses doigts fins. Le temps était frais pour ce début d'hiver, et la jeune femme regardait d'un air ennuyé les bourrasques de vent traverser impitoyablement les feuillages des arbres. Avec un soupir de contentement, elle se dit qu'elle était bien mieux au chaud dans le manoir plutôt que sous le froid glacial qui devait régner dehors. À ses côtés, sa jeune sœur, Camille, s'adonnait à la même activité qu'elle, avec un peu moins d'entrain cependant. Si Camille avait, pendant son enfance, été d'une extrême douceur et d'une raison à toute épreuve, il semblait à son aînée que plus les années passaient, plus la petite fille modèle se transformait en une jeune femme rebelle et impétueuse. Du haut de ses dix-sept ans, Camille rêvait à de nouveaux horizons lointains, et affichait sans cesse un air bravache, comme pour insinuer qu'elle était plus forte que tout le monde. Ce comportement agaçait profondément Madeleine, qui était d'une mesure et d'une douceur incomparables. Parfois même un peu trop.
- Je n'en peux plus ! lâcha la plus jeune dans un souffle irrité. Pourquoi devons-nous rester ici à broder sottement, alors qu'il y aurait tant à faire de plus amusant ? J'aimerais construire une barque pour pouvoir naviguer sur la rivière, ou bien monter un peu à cheval au moins ! Maman veut toujours nous garder enfermées ici à broder, broder et encore broder ! J'étouffe dans cette maison !
En disant ces mots, la jeune femme posa son panier à ouvrage d'un geste brusque sur le guéridon bleu sur lequel elle était assise, et s'apprêta à se lever, lorsque sa sœur l'interrompit d'une voix sèche.
- Tu ne veux point broder, mais je ne vois pas ce que tu pourrais faire de mieux. Construire un bateau serait ridicule, étant donné que l'hiver arrive et que le lac sera bientôt gelé, quant à monter à cheval, n'y pense pas, la première jument s'est foulé une patte, et l'autre sera prête à mettre bas d'ici peu. Cesse donc de te comporter comme une enfant, et continue de broder. Et puis, Paul sera là demain, ainsi il y aura des évènements palpitants pour occuper ton esprit si avide d'aventure, n'est-ce pas ?
D'un ton boudeur, Camille répondit :
- Puisque tu le prends ainsi, je m'en vais rejoindre Marguerite de ce pas. Elle est peut-être un peu jeune, mais en tout cas elle n'est pas ennuyeuse à mourir comme d'autres ici le sont.
Sans montrer que les paroles de sa sœur la blessaient, Madeleine répliqua d'un ton acerbe :
- Il est vrai que ta maturité est assez proche de celle d'une enfant de quatorze ans, mais malheureusement, Marguerite est à sa leçon de piano. Brode, te dis-je, c'est encore le mieux que tu puisses faire.
- Et où est donc Sophie ?
- Et bien, avec Jacob, je suppose. Si ces deux-là croient être discrets, ils se trompent lourdement. Une chance que Maman soit si naïve en ce qui concerne la pureté de Sophie, ajouta l'aînée d'un ton moqueur, presque méprisant. Enfin, elle peut bien s'offrir au jardinier tant qu'elle le veut, si elle est heureuse ainsi...
- Au moins elle a le courage de faire ses propres choix et ne se cache pas derrière de stupides paniers à ouvrage ! lança rageusement Camille. Tu devrais peut-être ouvrir les yeux Madeleine, parce que ta vie ne va pas t'attendre, et tu sembles décidée à rester assise tranquillement pour la regarder te filer entre les doigts.
Sur ses mots, elle s'en alla, ne laissant derrière elle qu'un vague chuchotis de tissus. En soupirant, Madeleine se remit à l'ouvrage. Camille reviendrait. Elle revenait toujours.
***
- Pose ta main ici, et puis tu appuies un peu... voilà, exactement. Ensuite, tu masses légèrement pour faire diminuer la douleur et tu...
Sophie lança un regard moqueur à Jacob, qui profitait de la prochaine mise bas de l'une des juments de la propriété pour la toucher constamment. Il lui enseignait les rudiments de la chose comme si c'était la première fois qu'elle y assistait, avec une prévenance et une délicatesse infinies. Bien que Sophie soit touchée par ce comportement, il l'étouffait un peu aussi, quelque part. Bien sûr, elle aimait les petits gestes tendres de Jacob à son égard, ses regards langoureux, la dextérité de ses doigts, de sa langue, de ses mots. Mais elle n'était pas amoureuse de lui. Il rêvait de mariage, de quelque chose de beau et d'unique, et c'en était trop pour elle. Quelque part, au fond d'elle, elle savait bien que dès que Paul serait devant elle, Jacob s'évanouirait de son esprit comme un nuage de fumée dans la nuit. Il éclipserait tout, comme il l'avait toujours fait, et Sophie devait être honnête.
Retirant délicatement sa main d'entre le ventre rebondi de Lorette et la main calleuse du jeune homme, Sophie s'écarta d'un bon pas avant de prendre son souffle.
- Écoute, Jacob, il faut que je te dise quelque chose.
Interloqué par le ton sérieux de la voix de son amante - qui n'était sérieuse qu'extrêmement rarement - la jardinier leva un sourcil interrogateur et se tint soudain bien droit. Comme s'il savait déjà.
- Je... Demain, comme tu le sais, Paul revient. Et, comme tu le sais aussi, j'ai toujours été très attachée à lui.
Elle fit une pause pour mesurer l'impact qu'avaient ses paroles, et voyant la grimace qui commençait à tordre le visage de son amant, elle se douta que ce qu'elle disait lui faisait du mal. Beaucoup de mal, même. Mais elle n'y pouvait rien, après tout, Sophie avait toujours été quelqu'un de foncièrement honnête envers elle-même et les autres ; ce n'était pas aujourd'hui que ça allait changer.
- J'ai besoin de m'éloigner de toi, parce que je ne sais pas encore comment gérer cette arrivée. Il est... écoute, il a toujours été quelqu'un de très important dans ma vie - elle insista lourdement sur le mot très - et je me dois de me préparer à ce qu'il le redevienne. Je suis désolée.
Sonné, Jacob passa l'une de ses grandes mains dans ses cheveux bruns épais et indisciplinés, et Sophie vit peu à peu ses yeux clairs s'embuer de larmes. Celles-ci ne coulèrent pas, mais quelque part, c'était encore pire que si elles l'avaient fait. La douleur était là, mais il la contenait, pour rester digne à ses yeux jusqu'au dernier instant.
Sans dire un mot, Jacob saisit l'une de ses mains, la porta à sa bouche d'un geste de profond respect, et murmura d'une voix chevrotante, bien que toujours grave et pénétrante :
- Je ne t'abandonnerai pas. Peut-être que tu penses que t'éloigner de moi est la meilleure chose à faire pour l'instant, mais on se retrouvera, Sophie. On se retrouve toujours.
La jeune femme lui lança un regard douloureux lorsqu'elle extirpa sa petite main de la sienne pour la reposer sagement sur le tissus de velours cramoisi de sa robe d'hiver. Lentement, elle se retourna, et sans jeter un seul regard en arrière, elle partit.
Ce ne fut que lorsque Jacob vit l'ombre de celle qu'il aimait s'évanouir entre les larges pins de la forêt, qu'il s'autorisa à fondre en larmes.

VOUS LISEZ
Le Jeu De Sophie
RomanceSophie et Paul se sont aimés comme des enfants, puis Paul est parti. Sophie et Jacob se sont aimés comme des adolescents, et puis un jour tout s'est fini. Aujourd'hui Paul revient, et Sophie devra choisir qui elle pourra aimer, cette fois comme une...