Chapitre 9

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Domaine des Laroche, 4 décembre 1862

***

Paul se sentait comme enfiévré par l'atmosphère saturée de chaleur et de fumée de cigarettes qui régnait dans la salle de réception des Laroche. Celle-ci, meublée dans un style restauration agrémenté de quelques fioritures témoignant du certain mauvais goût de la maîtresse de maison, était tout simplement bondée. Au milieu de la piste de danse l'on s'adonnait à un quadrille français dans la bonne humeur générale. 

Le jeune homme, soudain à l'étroit dans son habit noir, desserra d'un geste de la main droite son nœud papillon grenat et attrapa adroitement une flûte de champagne sur l'un des plateaux qui voguaient sans cesse entre les bras de serveurs en complet blanc. Avalant une gorgée du nectar, il s'autorisa un coup d'œil appréciateur sur Sophie. Sa taille était plus fine que jamais dans sa robe blanche drapée en de multiples couches sur ses courbes. Ses cheveux étaient retenus en un diadème de nattes compliqué à la grecque, et sa gorge était parée d'un ras-de-cou orné d'un rubis lui-même entouré de minuscules diamants. Drapée dans toute sa splendeur, Sophie riait. Un homme à forte moustache et vêtu d'un habit militaire riait avec elle et lui alluma une cigarette. 

- Paul, tout va bien ? Vous semblez préoccupé... 

La voix de Madeleine le sortit instantanément de sa torpeur. Elle avait toujours eu une voix pâle, presque faible, et il semblait que tout son être reflétait cette mise en retrait permanente. Comme si Madeleine s'empêchait de vivre pleinement de peur d'importuner autrui. 

- Je vais bien Madeleine, ne vous en faîtes pas, répondit-il sur un ton peu sincère. La chaleur et la fumée de cigarette me montent simplement à la tête.

- En ce cas, je ne suis pas convaincue que l'alcool aide beaucoup, glissa-t-elle dans un sourire timide. Non, ce qu'il vous faudrait, c'est un peu de danse pour aérer votre corps ainsi que votre esprit. Et puis, ne sommes-nous point à un bal ?

Cette proposition de danse partagée à peine masquée surprit le jeune homme au plus haut point. Comme si elle se rendait subitement compte de son imprudence, Madeleine s'empourpra et détourna le regard. Il y eut comme un moment de flottement. Désormais, Paul ne pouvait décemment plus se refuser à un quadrille partagé avec la jeune femme. Sans dire un mot, il posa sa flûte de champagne à moitié vide à moitié pleine sur l'un des plateaux de passage aux alentours et saisit la main gantée de sa compagne d'une poigne ferme.

- Dansons, dit-il alors en la menant sur la piste.

Elle lui offrit un demi-sourire et remit adroitement une mèche de cheveux roux derrière son oreille si blanche. Madeleine était, comme souvent, vêtue d'une couleur sombre - si elle optait le plus souvent pour du vert profond, elle avait cette fois pris le parti d'afficher un brun rehaussé de quelques touches d'or, qui la vieillissait de quelques années.

- Que pensez-vous du mariage, Madeleine ? demanda soudainement Paul en affichant un air grave.

Prise au dépourvu par la question, la jeune femme fit un faux pas, adroitement rattrapé par son cavalier.

- Et bien, commença-t-elle d'un murmure. Je ne sais qu'en penser, le mariage me semble une chose bien secrète que l'on ne peut connaître intimement sans être marié soi-même. Je suppose d'abord que le mariage ne représente pas la même chose pour une femme et pour un homme. Pour un homme, c'est la garantie d'avoir un foyer toujours prêt à l'accueillir, des enfants pour assurer sa succession ; tandis que pour une femme, c'est un moyen de s'offrir une certaine protection. 

Paul retint un soupir. Sa réponse était d'une banalité sans nom, cependant, il ne pouvait affirmer qu'il n'était pas d'accord avec.

- Et l'amour, Madeleine, y pensez-vous ? osa-t-il en décochant une oeillade à la jeune femme.

Alors qu'ils poursuivaient le quadrille, Paul se dit que Madeleine était une danseuse sans poids. Légère, comme sans consistance propre, elle se laissait emmener dans tous les mouvements de son cavalier comme une plume par le plus léger courant d'air. Une plume brune perdue au milieu des fumées de cigarette et des autres danseurs.

Il lui sembla que la main de la danseuse trembla un peu, mais bien vite elle se reprit. Aux tremblements nerveux se substituèrent une voix sourde.

- L'amour, je ne le connais pas, mon cher. J'espère un jour avoir le plaisir incommensurable de le croiser. S'il est pour mon mari, alors ma vie n'en sera que plus heureuse, cependant, s'il est destiné à un autre, je le tairai de toutes mes forces. Je ne crois pas que l'amour et le mariage soient deux choses qui doivent nécessairement se mêler et, pour ma part, je préférerai toujours mes engagements moraux à mes passions. Je suis ainsi faite, et j'en remercie chaque jour le seigneur.

Il y avait un telle certitude dans ces paroles que Paul en fut presque touché. Préférer ses engagements moraux à ses passions, peut-être était-ce là la clef pour vivre heureux. Cependant, Paul avait toujours été un homme de passion. Pas de ceux qui se contentent de suivre leur cœur sans faire cas de leur raison ; ceux-là, il les considérait tout bonnement stupides. Paul était bien de ceux qui aiment passionnément, mais également de ceux qui savent dissimuler à dessein pour servir leurs propres intérêts, de ceux qui utilisent la passion comme un levier vers la fortune et la grandeur. Ces pensées traversèrent subitement sa tête, et alors il glissa un nouveau regard sur Sophie, nymphe blanche nimbée d'éclats de rires et d'attention masculine.

Alors, la musique de tut.

Les mains et les corps se séparèrent, et Madeleine, tout en faisant une brève révérence, se laissa aller à un dernier conseil :

- Cependant, dit-elle, vous êtes sans nul doute de ces hommes qui savent concilier les règles qu'on leur impose avec leurs propres désirs. Pour vous, le mariage ne sera qu'une formalité sur la route du grand amour. Profitez bien de votre soirée, Paul.

Elle se retira alors dans un nuage de rousseur et de candeur, laissant Paul à ses pensées. Celui-ci reprit une coupe de champagne et la porta à ses lèvres.

***

Sophie avait observé Paul et Madeleine danser de loin en loin, comme on observe un curieux tableau dans on n'est pas sûr d'apprécier les nuances. Il était assez étrange de voir Madeleine en compagnie d'un homme pour que l'événement pique la curiosité de la pourtant très égocentrique Sophie. Elle les avait vus se parler et s'échanger quelques sourires innocents. 

Elle était de son côté courtisée de tous côtés. Il y avait d'abord eu un militaire, le commandant Gévoix, un homme d'une trentaine d'années à moustache très brune, qui arborait un grand nombre de récompenses ainsi qu'un sourire éclatant. Après quelques remarques grivoises et deux ou trois cigarettes il l'avait ennuyée. Ensuite s'étaient succédés les comtes, les notables, les riches marchands, les fils de ducs. Ils étaient tous plus ou moins sans consistance, mais Sophie aimait plaire.

Ce n'était pas un vice à proprement parler, elle était une séductrice dans ce que le mot a de plus large. Elle aimait qu'on l'aime, elle aimait que son nom soit accompagné de quelques louanges lorsqu'il était mentionné dans une conversation quelconque. Elle aimait qu'on l'admire, parce qu'elle ne l'avait pas suffisamment été dans son enfance, probablement. Il lui semblait parfois qu'elle ne pouvait vivre qu'à travers les yeux d'autrui. 

Alors qu'elle se faisait cette réflexion, songeuse, elle sentit une main se poser délicatement sur sa nuque. Elle tressaillit, prête à répondre à cette trop grande marque de familiarité avec toute la verve nécessaire. Se retournant d'un mouvement vif, elle se trouva nez-à-nez avec Paul. Prise au dépourvu, la jeune femme éclata d'un rire mi-nerveux mi-soulagé. Bien vite gagné par son hilarité, Paul lui prit la main et, sans un mot, l'amena sur le piste de danse.

L'orchestre amorça alors une valse.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 21, 2018 ⏰

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