Chapitre 6

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Domaine des Fleurville, 2 décembre 1862

***

Plusieurs jours avaient passé depuis la délicieuse altercation qui avait eu lieu au petit matin entre Sophie et Jacob. La frustration laissée par cet instant dans le cœur de la jeune femme avait mis du temps avant de s'estomper, mais elle avait fini par s'en aller, ne laissant à l'adolescente qu'une envie furieuse de vengeance. Sa relation avec le jeune homme ressemblait désormais à une sorte de combat dans lequel il était impératif de prendre le dessus, quitte à blesser l'autre. C'était curieux. À priori, ce genre de situation ne paraissait ni plaisante ni agréable, et pourtant la jeune femme la trouvait extrêmement stimulante. Elle se levait désormais en pensant à la façon dont elle pourrait bien punir l'affront qu'il lui avait fait subir, se couchait en imaginant des scènes plus rocambolesques les unes que les autres dans lesquelles son cœur se gonflait d'orgueil et de désir.

Toujours était-il que, même si cette situation demeurait fort plaisante, le fait de devoir la cacher à Paul l'était moins. En effet, malgré le petit jeu qu'elle menait avec Jacob, Sophie ressentait toujours un profond attachement pour son ami d'enfance et désirait plus que tout faire évoluer leur relation vers quelque chose de plus grand et de plus fort.

Alors que Madame de Fleurville faisait irruption dans le petit salon pour annoncer que le souper était servi, Sophie glissa un regard sur Paul, qui, plongé dans une lecture qui lui semblait ennuyeuse, ne daignait même pas la regarder. Il lui semblait que plus les jours passaient, plus la fascination qu'il avait ressenti pour elle s'effaçait au profit d'un amour presque fraternel qui lui faisait horreur. Il fallait qu'elle ravive la flamme avant que celle-ci ne s'éteigne. Et dieu savait comme sa fin était proche.

Lorsqu'elle se leva du sofa sur lequel elle était en train de broder, la jeune femme balaya la pièce d'un regard circulaire et s'adressa à Madeleine, qui venait de se mettre debout.

- Ma chère Madeleine, commença-t-elle d'une voix doucereuse, je crois bien que j'ai attrapé un coup de froid ces derniers temps, ma gorge est affreusement douloureuse...

Les yeux émeraude de Madeleine se plissèrent un instant. Elle était bien trop habituée aux manipulations et coups tordus de son amie, et le temps lui avait appris à devenir méfiante, tout spécialement lorsque Sophie devenait charmeuse. Elle voulait quelque chose, c'était certain.

- Et bien, je crois qu'il nous reste des infusions à la camomille, tu pourras aller en demander aux cuisines après le souper et je suis certaine que cela te fera le plus grand bien.

Les lèvres de la brunette s'étirèrent en un rictus suffisant. Madeleine, quant à elle, remit nerveusement une mèche de ses cheveux roux derrière sa petite oreille pâle. Ce sourire ne lui disait rien qui vaille...

- Merci, j'irai me renseigner dès la fin du repas.

Elle marqua une pause.

- À ce propos, je ne tiens pas à aggraver mon mal, et puisque ta place à table est la plus proche du feu, me permettrais-tu de m'y asseoir, seulement pour ce soir ?

Madeleine réfléchit un instant. Quel bénéfice pourrait retirer Sophie de sa place à table ? Cette requête lui semblait tout à fait désintéressée.

- Je n'y vois aucun inconvénient, répondit-elle d'une voix peu sûre.

- Merci Madeleine, je te revaudrai cette faveur, sois en assurée.

Sur ces mots prononcés de manière un peu trop triomphale pour être innocents, Sophie se mit en marche vers la salle à manger, avançant ses petits pieds d'une cadence rapide. Telle une corolle de pétales délicatement rosés qui s'évanouit dans la nuit, elle finit par disparaître dans un couloir adjacent au petit salon, sous l'œil inquisiteur de son amie qui avait définitivement l'impression d'avoir manqué quelque chose.

Le Jeu De SophieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant