Chapitre 16

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La nuit s'évapore, le jour ne va pas tarder à se lever. Mon regard se perd dans le surplus de terre présent sur sa tombe. Et plus j'y pense, plus l'idée d'enterrer les morts me semble absurde. Quel est le but ? Un retour à la source ? Embrasser la profondeur du monde une dernière fois ? Tous ça ne sont que des conneries. La vraie raison, c'est qu'on se sent tellement coupable de la mort des autres, qu'on a besoin de les dissimuler six pied sous terre. Mais moi ce n'est pas mon cas, je sais qu'il faudra plus d'un tas de terre pour que je puisse vivre en paix. Des bruits de pas me ramènent à la réalité. Je me retourne et aperçois Jasper qui s'approche doucement. Il se poste à mes côté et un silence de mort s'installe entre nous. Je ne me voile pas la face, je sais que derrière ce silence il y a toute les choses que l'on ne s'est jamais dit. À mon grand étonnement, c'est lui qui prend la parole en premier :
_Ce n'est pas de ma faute.
Je ne vois pas très bien où il veut en venir, car s'il fait référence au soir de sa mort, je ne me souviens plus de rien. J'étais animée par une folie meurtrière, une de celle qui nous fait faire les pires choses au pire moment.
_Le soir où c'est arrivé, tu hurlais que c'était de ma faute, continue-t-il.
_ C'est absurde, dis-je en me retournant vers lui, pourquoi ce serait de ta faute ?
Je le regarde, mais lui s'obstine à fixer le cimetière, comme si croiser mon regard lui ferait trop de mal. Aucune émotion ne traverse son visage à cet instant, et cela me perturbe.
_ C'est ce que tu as dit pourtant. D'après toi, si elle est morte c'est parce que je t'obligeais à passer du temps avec moi.
Je baisse les yeux, frappées par la brutalité de ces paroles.
_ Je n'étais plus moi...je murmure.
Il finit par me faire face et porte sa main à mon menton, me forçant à relever la tête. Ce simple contact donne lieu à un immense frisson dans mon corps.
_ Peu importe, je vais te laisser tranquille à partir de maintenant.
Non, je ne veux pas. J'ai besoin de lui. Maintenant que je suis réellement en vie je veux qu'il sache qu'il compte pour moi. Que maintenant que Lou n'est plus de ce monde, il est ma raison de vivre. C'est si difficile à dire, surtout après tout le mal que je lui ai infligé. Lorsqu'il relâche mon visage, mon sang ne fait qu'un tour, il faut que je le retienne, je ne peux pas me permettre de le laisser m'échapper une fois de plus. Je lui prends les mains et le supplie :
_ Non, j'ai besoin de toi.
Mes paroles semblent l'étonner, et mon geste aussi. Il retire finalement ses mains des miennes et, rapprochant son visage de moi d'une manière intense, il chuchote :
_ Et bien plus moi.
Il part désormais. Mais moi je ne peux pas me résoudre à le voir s'éloigner.
_ Tu mens ! je lui hurle.
_ Tout comme toi quand tu prétends ne pas être amoureuse de moi, me lance-t-il, visiblement énervé par la situation.
Je le rejoins et, ignorant sa réponse, je me mets à déblatérer toutes sortes de paroles mielleuses qui ne me ressemblent pas.
_ A vrai dire, je n'ai pas vraiment les arguments pour te faire rester. Je sais juste que sans toi je ne suis plus moi. J'ai été odieuse envers toi et j'en suis désolée. Tu penses que tu pourras me pardonner ?
Etonné, il se met à rire.
_ Regarde toi, me lance-t-il, Ely à raison, tu es pathétique. Et puis c'est toi qui mens quand tu assures que tu n'étais plus toi le soir où c'est arrivé. Au contraire, tu étais plus que jamais dans ton élément, et c'est maintenant que tu ne te ressembles plus. Tu comprends que les choses t'échappent et comme tu ne le supportes pas, tu te sens obligée de changer. Mais ce n'est pas de cette Juliane dont j'ai besoin. Ce n'est pas cette Juliane que j'aime.
Il marque une pause, et devant ma mine effarée il semble satisfait, alors il continue :
_ Tu t'es perdue dans ce coma. On reparlera quand tu auras trouvé ton chemin, là, tu es ridicule à me supplier.

Tandis que je gravis l'échelle dans le but d'aller réveiller Bob, je repense aux dernières paroles de Jasper. « Tu t'es perdue dans ce coma ». Le plus triste, c'est que je sais qu'il a raison, et ça me détruit. Je n'arrive pas à me faire à l'idée d'être devenue une autre Juliane, c'est impossible. Pourtant, au plus profond de moi je ressens un changement, comme si mon âme de tueuse s'était mise en pause. Tout la haine contenue dans mon coeur s'est alors évaporée lors du meurtre de Léna. Certes, je n'aime pas la sensation qui se propage dans mon corps, mais d'un certain côté, cela m'apaise. C'était épuisant d'en vouloir à tout le monde. Cette pause me permet de reprendre assez d'oxygène pour la horde finale. Malgré tout, je compte bien recouvrir un jour ma violence légendaire.
Lorsque j'arrive dans la cabane je suis d'abord étonnée de voir Ely dans les bras de Bob. Mais finalement, je comprends que la vie reprend peu à peu son cours. Maintenant que je suis revenue, l'horloge s'est réparée. J'entretiens alors le secret espoir de retrouver ma relation avec Jasper. A pas de loup, je m'approche de Bob, et, m'accroupissant à sa hauteur je lui chuchote :
_ Joyeux anniversaire Bobby.
Il sursaute, et se lève en trombe ce qui me fait tomber à la renverse. Tout excité, il examine son corps :
_ Je n'ai rien, rien de rien !
_ Calme toi, dis-je en me relevant, tu vas réveiller ta princesse.
Il porte alors sa main à sa bouche, se rendant compte que celle ci ronchonne dans son sommeil, puis il me fait signe de descendre. Un fois en bas, nous pouvons discuter librement :
_ Il ne faut pas que je crie victoire trop vite, me sort-il d'un ton grave, ce n'est que le début de la journée, et le virus peut mettre du temps à se manifester.
Je lui souris.
_ Arrête, me gronde-t-il. Il n'y a pas de quoi rire, je vais peut être mourir !
D'un air provocateur, je me mets à rire de plus en plus fort.
_ Quoi ?
Il me pousse en arrière, visiblement vexée que je ne lui fasse pas part de ce qui me fait autant rire. Je le pousse à mon tour et lui fais signe de me suivre. Nous marchons jusqu'au bunker dans un silence agréable, et tandis que je prends un malin plaisir à le faire patienter, lui semble préoccupé. Un fois tout deux assis sur le toit de la boite en béton, il insiste :
_ Pourquoi tu riais tout à l'heure ?
Je me tourne face à lui et réponds en souriant :
_ Tu es marrant quand tu t'inquiètes comme ça.
_ Ne prends pas ça à la légère, me répond-t-il d'un ton grave. Et si je meurs?
_Tu as raison, dis-je en me renfrognant. Il ne nous reste plus qu'à espérer que notre théorie soit juste.
Il acquiesce dans un souffle, et s'exclame finalement :
_ J'aime bien quand tu souris.
Ses paroles m'étonnent et je prends un air grave.
_Justement à propos de ça, je peux te poser une question ?
Il me fixe alors, curieux d'entendre ma réclamation. Ses boucles brunes dansent en rythme avec le vent matinal.
_ Tu trouves que j'ai changé ?
Il fronce les sourcils et souffle.
_Quoi ? je m'exclame constatant qu'il ne daigne pas répondre. Dis moi si tu penses que je suis une autre Juliane, je comprendrais.
Ma demande contient toute la sincérité du monde, et je m'attends à ce qu'il en fasse de même dans sa réponse lorsqu'il lève la tête vers moi, apparement énervé.
_ C'est lui qui t'as dit ça hein ?
Je lui demande de qui il parle.
_ De Jasper. C'est lui qui t'as convaincu que tu avais changé n'est-ce pas ?
Il comprend à mon silence qu'il a tout juste. Il continue, toujours avec le même ton agacé.
_ Ecoute moi attentivement. Bien sûr que je te trouve différente, et peut être que c'est simplement ta façon à toi de vivre le deuil. Mais je ne veux jamais t'entendre dire que tu es devenue une autre Juliane.
Je ne comprends pas qu'il s'emporte comme ça. Il aurait pu simplement me répondre, comme je l'attendais. Malgré tout je le laisse poursuivre. Soudain, il prend mon visage entre ses mains et m'oblige à le regarder.
_ Tu as toujours la même noirceur dans les yeux, on peut encore y lire l'atrocité de ton passé.
Il se met alors à me fixer d'une manière étrange. Ses pupilles se dilatent et son visage devient alors nostalgique, comme s'il essayait de refouler un sentiment inavouable. Mon ventre lui se contracte au rythme de mon c?ur, et je ne comprends pas bien ce qui est en train de m'arriver. Puis, après de longues secondes, Bob finit par me lâcher brusquement et détache son regard du mien. Je fais de même et nous fixons alors la forêt dans un silence mortel. Celle-ci est calme, on pourrait presque se croire dans un conte de fée tant l'arène semble paisible. Je lève les yeux vers le ciel qui est ponctué de couleurs jaunes et orangées. L'aube a quelque chose d'apocalyptique, et je trouve que ça colle plutôt bien à la situation. Au bout d'un long moment il déclare :
_ Puis ne t'en fais pas pour ça, tu recommenceras à tuer bien assez tôt.
Je cligne lentement des yeux en signe de réponse. Il a raison comme toujours, je devrais profiter de ce moment de répit au lieu de me poser tant de questions.
Quelques minutes plus tard Ely débarque dans la plaine du bunker d'un pas décidé. Ses bras se balancent au rythme de sa démarche saccadée, et elle n'a pas revêtu son moignon de guerre. J'ignore si elle affiche une mine énervée ou plutôt excitée, de toute façon avec elle on ne sait jamais
_ Bob ! hurle-t-elle en se dirigeant vers nous.
Celui ci hausse les épaules, ignorant visiblement ce que sa princesse est venue chercher.
_ Descend de là ! lui crie-t-elle.
Il s'exécute, visiblement il ne comprend pas ce qui a causé l'énervement d'Ely. Et moi, du haut de mon perchoir j'observe la scène. Tandis que Bob ne sait comment réagir aux paroles d'Ely, celle ci continue d'aboyer :
_ Tu m'avais promis de rester dans la cabane !
_ J'avais complètement oublié, je suis désolé...
Elle abandonne son ton de militaire et continue :
_ Tu as gâché la surprise...
_ Quelle surprise ? s'étonne Bob.
Ely s'aperçoit alors qu'il ignore sincèrement l'existence de cette surprise, elle se met alors à rire et lui lance :
_ Euh, rien. Mais retourne à la cabane maintenant ! Tu n'en sortiras que quand je t'appellerais.
Elle lui offre un de ses plus beaux sourires et dépose un chaste baiser sur ses lèvres avant de le pousser en direction de la forêt. Je ris de cette scène absurde. Et pour une fois, ce n'est pas du mépris, tout simplement de l'amusement.
_ Et toi ! m'agresse-t-elle. Viens m'aider ! Tu crois que ce repas va se faire tout seul ?
Elle est surprenante Ely, il y a quelques secondes elle était adorable, et voilà qu'elle se remet à m'aboyer ses ordres. Je lui souris.
_ Ne stresse pas, j'arrive.
Elle souffle en guise de réponse et s'impatiente de me voir descendre. Elle me laisse à peine le temps de poser un pied à terre et commence à me déballer son plan.
_ Tu vas me chercher toutes sortes de baies pour que je puisse faire une tarte à Bob. Et moi je vais tenter de faire une pâte à base de pomme de terre.
_ Hmm, il va se régaler, j'ironise.
C'est à peine si ses commissures esquissent un sourire. La préparation de ce gâteau semble la stresser plus que la horde finale. Elle se contente d'ajouter :
_ Tu vas en manger toi aussi, alors ne rigole pas trop vite.
J'attrape une gourde et me dirige vers la forêt lorsqu'elle me crie :
_ Dépêche toi ! On a pas toute la journée !
Si elle savait, on a peut être même pas toute une heure. Je songe alors à Bob seul dans la cabane et prie intérieurement qu'il ne lui arrive rien. Je lui réponds simplement :
_ Ok, chef.
_ Ça sonne mieux dans la bouche de Bob, dit-elle en fronçant les sourcils.
Et je suis entièrement d'accord.

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