Le bruit incessant de la houle qui se brise sur les rocs noirs se mêlait à une mélodie langoureuse qui emplissait l'atmosphère.
saaaa maya laaa...
sa maaaya la... laaaa...
Mélodie composée de voyelles sonores et ouvertes ; l'ensemble créait une harmonie suave qui flottait dans les airs et venait se déposer au creux de ses oreilles telle une invisible portée d'effluves enivrants.
Elle avait tourné le dos à ses deux compagnes de fortune qu'elle laissait, sans aucun remords, en train de ramasser des algues ou en quête de menu plancton. Peu importait le temps qu'elles y consacreraient et le nombre de bras qui s'activerait pour les aider, le résultat demeurerait de toutes les manières identique en tout point : aucune d'entre elles ne dégoterait le moindre poisson et, au prochain repas, serait servi le sempiternel agglomérat d'algues. Pouark !
Après s'être extirpée de ce bourbier poisseux, elle constata que sa queue en portait encore les stigmates. Dans sa bataille anarchique contre les stipes, des fragments minuscules avaient été arrachés et s'étaient incrustés entre ses écailles.
Pire que tout, un des rameaux vésiculeux s'était enchevêtré dans sa chevelure. Son ouvrage capillaire – qui avait requis une élaboration minutieuse – ressemblait désormais à une pieuvre écrasée dont les tentacules pendouillaient sur un côté.
Alors que, sous le poids, sa tête se déportait inexorablement en direction de son épaule, elle tentait malgré tout de maintenir une posture digne en reculant. En outre, elle sentait cette tige molle qui râpait sur sa peau à chaque déhanchement. Une sensation des plus désagréables qui lui donnait des frissons dans le dos. Pouark !
Comment effectuer l'opération au mieux sans s'arracher les cheveux par poignées ?
Dans sa tête défilait le déroulement du meilleur processus à suivre – du moins, celui qu'elle jugeait le plus logique. D'abord, incliner la tête. Ce qui ne paraissait guère compliqué étant donné le poids de l'eau qui gorgeait l'algue. Ensuite, maintenir la position sans bouger. Ou plutôt, sans trop remuer. Enfin, agir avec une méticulosité extrême. Par tâtonnement. Du bout des ongles – forcément ! Sans que n'éclatent les vésicules translucides.
Extirper ce tissu gluant de sa crinière ambrée sans un miroir digne de ce nom allait s'avérer plus que délicat. Et laborieux. Zeus seul savait à quel point elle avait en horreur de tripoter ces résidus de végétaux gélatineux. Pouark !
Elle enrageait intérieurement car d'un, elle n'était pas en mesure de voir exactement où elle trifouillait ni ce qu'elle attraperait ; de deux, ses mains deviendraient rapidement poisseuses et au final, elle risquait de faire pire que mieux.
Elle devait se débarrasser de ce... (?) de cette... (?) de cette chose puante, de cet intrus immonde, de ce corps étranger qui pourrissait sur sa tête. Pouark ! S'en débarrasser et au plus vite... car l'un de ses pires cauchemars commençait à prendre forme...
Si jamais il advenait que cette algue se plût là où elle se trouvait... ! Enchevêtrée dans sa chevelure ambrée. Bien au chaud. A l'abri des prédateurs. Si jamais il advenait que cette algue considérât ce nouveau milieu naturel comme substrat idéal et privilégié et s'y établissait pour se développer... ! Pour s'y... reproduire. Pouark ! D'ailleurs, comment cette chose immonde se reproduisait-elle ? Pondait-elle des œufs ! Et si, au final, il advenait que cette algue fusionnât avec son corps entier... ! Un frisson remonta jusqu'à ses épaules.
Elle imaginait l'algue qui libérait le liquide toxique contenu dans ses vésicules. Il se répandrait lentement, imbiberait ses cheveux et par capillarité, recouvrait l'ensemble de son crâne. Ce liquide toxique ferait tomber ses magnifiques cheveux avant de commencer à ronger son crâne. Ou l'algue déploierait ses minuscules racines et s'infiltrerait directement dans son crâne par les interstices laissés libres par les racines des cheveux. Ainsi débuterait l'invasion de l'intérieur de sa tête. L'algue se connecterait à elle et prendrait le pouvoir sur ses mouvements, sur ses actes, sur sa pensée. Elle se transformerait en sirène-algue... ou algue-sirène... ou sirène-plante... ou sirène-végétalisée.
Lorsqu'elle perdait le contrôle de son imagination et que ses pensées partaient dans des délires qu'elle ne dominait plus, les images qui en résultaient l'effrayaient.
Elle frissonna encore et tenta d'oublier cette affreuse vision façonnée par son esprit.
... la sa maaayaaaa... laaaa... la sa maaayaaaa...
Dans les airs vibrait toujours cette mélodie à laquelle elle se raccrocha et qui l'ancra dans le moment présent.
Elle prit le temps d'adresser plusieurs signes des mains à ses deux sœurs dans le but qu'elles puissent comprendre qu'elle comptait explorer une zone plus à l'écart de l'endroit où elles fourrageaient... Au travers de ces gestes très approximatifs, elle tentait de signifier qu'elle avait aperçu de la nourriture là-bas... tout là-bas... quelque part derrière un roc noir... Prétexte pour s'éloigner des lieux du carnage car, à l'évidence, elle n'avait rien repéré. Hors de question de s'éterniser et de rester plantée là, tel un arbre enraciné, près de ce champ d'algues répugnantes.
Elle déguerpit avec empressement.
sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa...
Elle souhaitait juste s'assurer un peu de tranquillité.
Elle avançait rapidement afin de disparaître au plus vite de leur champ de vision.
Elle contourna un premier rocher, progressa encore. Elle s'aidait de ses bras pour créer un mouvement de balancier et donner plus d'amplitude à son buste tout en contractant les muscles de sa queue. Elle se faufila derrière un second rocher, chemina promptement avant de se retourner.
Parfait, aucune de ces deux compagnes n'avait accordé d'importance à sa disparition hâtive tant chacune s'affairait à sa besogne respective.
Dire que les participantes à cette prétendue "mission" avaient été nommées de manière très présomptueuse des "chasseresses" alors qu'il n'y avait plus le moindre poisson qui s'aventurait aux alentours depuis belle lurette. Pourquoi ne renonçaient-elles pas tout simplement ?
Et cette douce mélodie qui envahissait l'atmosphère... et tournoyait dans sa tête.
saaaa maya laaa... sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa... laaaa... la sa maaayaaaa...
Cette mélodie chantonnée par trois voix cristallines provenait du versant opposé de l'île. Versant vers lequel elle se dirigeait afin d'échapper à la vigilance des deux autres chasseuses-cueilleuses.
La sirène se surprit à fredonner cette mélodie à voix basse.
sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa...
Malgré son chignon complètement foutu et l'eau qui ruisselait le long de son cou, plus les pensées qui affluaient dans son esprit telle une rivière en crue, son emportement primaire se laissait bercer et apaiser par cette ritournelle. En outre, elle avait réussi à prendre sur elle et à abandonner cette corvée inutile, cela l'avait délesté d'un poids supplémentaire sur la poitrine.
laaaa... sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa...
Cet air avait beau alléger sa souffrance intérieure,
la sa maaayaaaa... saaaa maya laaa... sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa...
elle ne pouvait réprimer un certain malaise.
De temps à autre, une infime partie d'elle-même, une partie vague et diffuse qu'elle ne parvenait pas à localiser, la titillait et remontait à la surface...
... comme en cet instant précis d'ailleurs.
Elle prit une grande inspiration, bloqua sa respiration, ferma les paupières le temps de compter jusque cinq et elle relâcha le souffle.
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SIRÈNES - LIVRE II - L'ÎLE ROCHEUSE
FantasyElles sont douze. Douze sirènes prisonnières sur une île noire et stérile. Personne ne sait précisément où est localisée cette île - quelque part à l'ouest de la Sicile?, non loin du Golfe de Néapolis (Naples)? - car personne n'est jamais revenu viv...