21. LES CHASSERESSES / 4. CELLE QUI CUEILLE

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Elle s'était accroupie.

Avec une infinie précaution.

Quelques-unes assuraient qu'elle préservait ainsi la flore alentour,

Les fielleuses jugeaient tout bonnement qu'elle devenait sénile.


Elle s'était accroupie.

Et ramassait les algues avec méticulosité et délicatesse.

Il convenait de ne pas choisir n'importe lesquelles n'importe comment.

Ces plantes ne devaient être cueillies qu'à pleine maturité.

Elle les déposait au creux de son bras.


Elle s'était accroupie.

De sa main libre, elle inspectait les moindres recoins.

Elle retournait les pierres noires au cas où un coquillage y serait dissimulé.

Elle faufilait sa main entre les crevasses dans l'espoir d'y débusquer un crustacé.


Elle s'était accroupie.

Nul doute possible qu'elle aurait du mal à se relever.

Ses lombaires tiraient dans le bas de son dos.

Douleurs liées à son arthrite.

Elle marqua une pause dans la cueillette.


     Pendant qu'elle se massait le bas du dos avec sa main libre, elle balaya du regard l'ensemble du territoire qui les accueillait. Un îlot central d'une forme à peu près circulaire, une surface rocailleuse d'un noir de jais qui avait été tassée et aplanie avec le temps puis érodée suite aux nombreux sillons infligés par leurs écailles placoïdes. Disséminés autour de l'îlot : de gigantesques rocs noirs jaillissaient depuis les profondeurs de la mer comme autant d'épines punitives au lourd passé ensanglanté. Cette île et ses rochers constituaient depuis des lunes son foyer. Leur foyer.

     Cette mer qui entourait l'île, elle en ignorait tout, jusqu'à son nom. Toutes les sirènes d'ailleurs en ignoraient le nom. Celle-ci avait été sans cesse baptisée, débaptisée et rebaptisée. Le plus souvent, le clan l'appelait Notre mer, ou la mer Sirénienne, ou la Sirénuse – une désignation qu'elle détestait d'autant plus qu'elle ne comprenait pas l'allusion. Selon les saisons, elle devenait la Grande Bleue ou la Toute Verte, parfois, la mer Noire ou la Salée. Et selon les humeurs, certaines des filles s'attribuait le mérite de sa découverte et l'affublait de leur propre prénom de sirène. (Toutes avaient banni le prénom et le nom qu'on leur avait octroyés dans leur vie d'humaine et chacune avait choisi un nom qui la distinguerait dans sa nouvelle vie.)

* Les Romains appelaient le plus souvent

la mer Méditerranée Mare nostrum (notre mer)

     Quant à l'île, cette zone rocheuse n'avait jamais connu aucune autre désignation que ce substantif d'une absolue neutralité.

     La vieille sirène était arrivée la première sur l'île. Au bout d'un certain temps, elle l'avait vu se peupler : des femmes d'origine et de condition diverses, qui avaient été punies de la même façon qu'elle et qui avaient été traumatisées suite à leur transformation, avaient été expédiées en cet endroit inconnu.

     Avec l'apparition de ces autres femmes de son espèce, cet habitat s'était, petit à petit, mué en un véritable foyer. Face à l'adversité divine, à une soif de vengeance inassouvie, une solidarité indéfectible s'était forgée entre elles. Une solidarité par delà les liens naturels de parenté. Une solidarité bien plus forte que les liens du sang. Une solidarité qui les avait amenées à se déclarer toutes : sœurs.

     Désormais le clan atypique dénombrait douze sirènes au total bien que les humains mortels préféraient les qualifier plutôt de démones voire, quelquefois, de sorcières.

     Autrefois donc, alors que l'île n'abritait que peu de sirènes encore, ces rocs se dressaient fièrement et offraient une flore luxuriante. Cet "autrefois" ne datait pas de si longtemps. Combien de lunes exactement ? A vrai dire, elle avait perdu le fil du comptage des cycles lunaires. Elle avait abandonné après environ soixante lunes... soit le passage de cinq cycles des saisons.

     Autrefois, la nourriture abondait : des arbres fruitiers, des tubercules, des insectes. Et la mer foisonnait d'une multitude de repas à portée de nageoires : des poissons de tout gabarit, des crustacés, des requins, des dauphins et surtout, sur-tout : des humains qui s'étaient égarés !

     En ce temps-là, leur vie était simple : chasser pour manger puis se reposer jusqu'à ce que la faim tiraillât à nouveau leurs entrailles. Elles vivaient au jour le jour sans plus se poser de question, dans une quiétude presque heureuse. Une quiétude certes toute relative. Une vie bercée dans une insouciance feinte qui masquait leurs blessures intimes. Jusqu'au jour où Amphitrite, l'épouse de Poséidon, vint les avertir de la sentence des Olympiens.

     Dès lors que les Dieux eurent décrété que la race sirénienne représentait une menace sérieuse à l'égard de leurs adorateurs humains, ils érigèrent une barrière autour de l'île. Depuis, à cause de ce sortilège divin, aucun être vivant, de quelle que nature qu'il fût, ne put approcher du rivage de l'île.

     Cela avait signé le début de la fin. L'île commença à dépérir.

     Les sirènes ne jouissent pas de l'immortalité comme les Olympiens, qui en plus se nourrissent de nectar et d'ambroisie afin d'assurer leur éternelle jeunesse. Les sirènes ne sont plus vraiment humaines ni à classer parmi les divinités non plus. Avec leurs visages de jeunes filles, leurs poitrines féminines et leurs queues couvertes d'écailles, elles sont considérées comme des démones par les humains et comme des aberrations par les Dieux. Avec une espérance de vie de plusieurs siècles, elles sont considérées comme des semi-divinités. Tout comme les humains, elles sont mortelles.

     Suite à l'élévation de cette barrière, le message qui leur était adressées était aussi limpide que de l'eau de roche. Pourquoi Zeus le Très Haut n'avait-il pas usé de son arme favorite ? Lui qui aime manier la foudre, quelques éclairs auraient suffi à toutes les décimer d'un seul coup.

     Les Dieux voulaient se débarrasser de cette race d'indésirables mais en douceur, sans l'assumer de manière directe. Les laisser dépérir lentement et dans l'indifférence la plus totale ne relèverait plus ainsi de leurs responsabilités. Ils fermaient les yeux sur leur sort insignifiant et prétendrait ne pas avoir eu connaissance de leur disparition. Les Dieux étaient tous plus pernicieux, immoraux et manipulateurs les uns que les autres.

     Elles avaient bien compris qu'elles allaient toutes crever.

     Dans la pire des morts qui fut : crever à petit feu.

     Alors que toute végétation pourrissait sur l'île, à une vitesse décuplée nullement naturelle, elles avaient essayé de préserver tout ce qui pouvait l'être.

     Elles n'avaient subsisté que bien peu de temps.

     Heureusement quelque chose d'inespéré s'était produit.

A SUIVRE...


SIRÈNES - LIVRE II - L'ÎLE ROCHEUSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant