I.

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Lise et sa sœur Anne descendirent dans le salon de la maisonnée, toutes apprêtées. Autant l'une possédait des cheveux roux flamboyants et un caractère bien trempé, autant la seconde pouvait se vanter de sa toison presque blanche et de son côté calme et docile. Chacune avait revêtu une robe blanche à multiples jupons pour l'occasion.

Lise semblait tout à fait excédée devant tous les efforts que fournissaient son père et sa mère pour leur chercher un mari digne de ce nom avant qu'il ne soit trop tard pour elles. La jeune femme venait d'atteindre ses dix-huit ans, et déjà les parents de la maisonnée craignaient qu'il ne soit bien trop tard pour la marier. Sa sœur, à dix-neuf ans, était exactement dans le même cas. Sauf qu'elle se pomponnait devant les serviteurs et vérifiant la tenue de ses jupons et de la cage qui les maintenaient correctement, à l'inverse de Lise qui tapait des talons dans l'entrée. Plus vite ce rendez-vous serait rapide, mieux cela serait. Ses parents avaient-ils vu autre chose que la richesse du voisin dans cet espoir de mariage arrangé ?

Sa mère entra enfin dans le salon, escortée de sa femme de chambre. Lise était impressionnée par la majesté qui se dégageait de la femme, vêtue d'une grande et lourde robe rouge brodée de fils d'or sur le bas du jupon apparent. Le velours tombait à ras ses chevilles et laissait juste voir ses bottines de vrai cuir cirées. Un unique collier ornait son cou au teint de porcelaine dont Lise et Anne avaient hérité.

- Mes filles, enfin vous voilà ! s'exclama-t-elle. Monsieur le Duc nous attends. Nous ferions mieux d'y aller.

- Il pleut maman, se plaignit Anne. La boue va tâcher mes bas de dentelle...

- Tais-toi donc Anne, et fait attention à ta tenue. C'est bien toi que j'espère marier bientôt, ton cas est plus urgent que celui de ta sœur.

- J'espère que le Duc nous montrera son atelier ! s'excita aussitôt la jeune femme, qui ne rêvait que d'une chose, de richesse.

Lise se retint de souffler – sa bonne éducation l'en empêchait – mais elle ne voulait pas faire connaissance avec le voisin.

Presque traînée de force par sa mère pour traverser la route, le trio se dépêcha de rejoindre l'immense demeure de pierre blanche qui leur faisait face. La maison ressemblait presque à un château dans ses dimensions pittoresques. Lise ne put s'empêcher de trembler alors qu'un domestique habillé de feutre les faisaient pénétrer dans la demeure du duc le plus solitaire de la région.

Lise pénétra dans la maison de « La Barbe Bleue », comme les villageois aimaient surnommer le Duc. Sur les talons de sa sœur, elle évolua dans le décor sombre. La richesse était visible dans la moindre parcelle du vestibule, du sol au plafond. Le regard de la jeune rouquine se perdit parmi les innombrables tentures pourpres et blanches qui représentaient certains passages de l'Evangile.

De multiples miroirs côtoyaient les chandeliers flamboyants qui peignaient les murs de leur doux éclat chatoyant.

Le serviteur mena les invitées jusqu'au pied de l'immense escalier de marbre, avant de s'incliner bien bas.

- Monsieur vous attends dans la salle de réception.

Lise remonta les pans de sa robe et suivit sa mère dans l'escalier.

Le trio déboucha sur une immense salle dans les tons dorés. La tapisserie de nacre tranchait avec la table drapée d'un ocre tellement brillant qu'à y regarder de rapidement, on pouvait le confondre avec de l'or liquide. Les diamants du lustre à pampilles renvoyaient la luminosité du soleil sur les assiettes luxueuses, les drapés et les sofas.

Un mouvement attira l'attention de Lise : le Duc venait d'apparaître dans le silence le plus total. Il s'approcha de sa voisine d'en face et se pencha pour un baisemain de gentleman.

Il fit de même avec les deux sœurs. Lise se surprit à le dévisager de haut en bas. Tout juste la trentaine passée, le Duc était de taille moyenne, la physionomie plutôt sèche. Son visage était à demi mangé par une barbe parfaitement taillée de couleur... bleue. Totalement bleue.

Lise ne la quitta pas des yeux, perplexe. Comment était-ce possible ? Elle n'avait jamais cru à cette « particularité » de son voisin, mais maintenant qu'elle le voyait, le fait était indéniable. Etait-elle tellement noire qu'elle paraissait bleue ? Etait-elle réellement de la même couleur que la mer ?

Le Duc était loin d'être aussi laid qu'elle l'imaginait. Ses yeux de glace et sa barbe lui donnaient un air légèrement fermé, voir effrayant, presque cruel, mais dès qu'il sourit elle oublia instantanément ses premières impressions.

- Asseyez-vous donc mesdemoiselles, intervint l'hôte à la Barbe Bleue, le repas va refroidir !

Lise s'installa face à sa sœur, elle-même à la droite du Duc positionné en bout de table. Les deux sœurs se positionnèrent de manière à ce que leur dos paraisse droit et leur taille fine, comme on le leur avait toujours enseigné.

Le repas passa sans encombre, entre rires et dégustations. Lise et ses papilles découvrirent des saveurs inédites tandis qu'Anne semblait presque subir la cour maladroite que tentait le Duc. La mère de Lise riait aux éclats à chaque phrase, les joues toujours plus rouges à chaque nouvelle lampée de vin.

Les convives passèrent ensuite au salon coloré en rouge sang, des élégants rideaux aux tapis, en passant par le dessus des chaises et des sofas. Le Duc et la mère de famille s'isolèrent près de la grande cheminée où brûlait un feu immense. Les deux sœurs s'installèrent face à face sur un canapé baroque.

- Alors ? demanda Lise avec impatience, le sourire aux lèvres, collée contre les coussins moelleux. Que penses-tu du Duc ? Vas-tu demander à mère pour l'épouser ?

- Me marier avec Barbe Bleue ? chuchota Anne en grimaçant. Moi vivante, jamais. Toutes mes amies, et tout le village le craignent. Prend-le, toi. Et demande-lui où sont passées ses sept autres femmes.

- Sept ?

Lise étouffa un hoquet surpris. Sept ?

Et puis... Elle était quasiment certaine qu'Anne et Barbe Bleue allaient conclure à la fin du repas. Mais visiblement, rien ne se passait comme prévu. Lise craignait que sa mère ne se rabatte sur elle pour assurer au moins un côté de la lignée. Après tout, elle était la plus jolie des deux sœurs, autant la caser le plus rapidement possible avant qu'elle ne se fiance avec un bourbeux comme il était arrivée à la jolie Geneviève de Montrachet, désormais paysanne reniée.

Visiblement, les deux côtés étaient parvenus à la même conclusion, car la mère de Lise s'avança dans la pièce d'un air ravi avant de lâcher comme une bombe :

- Les filles ! Quelle chance ! Monsieur le Duc nous invite pendant huit jours dans sa maison de campagne du Nord de France !

Le Duc souriait toujours, mais ses yeux restaient froids. Terriblement froids. Tellement qu'en croisant son regard, Lise tressaillit et son cœur loupa un battement. Huit jours pour conclure un mariage ?

- Ça va être entre toi et moi, marmonna Anne à l'oreille de sa sœur le plus discrètement possible. Débrouille-toi pour qu'il te choisisse...

La Barbe Bleue #JustWriteItOù les histoires vivent. Découvrez maintenant