V.

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La fête se termina très tard, alors que le vin coulait à flots dans les futs et que les derniers invités éméchés commençaient à repartir chez eux au compte-goutte. Lise avait mal aux pieds après avoir dansé toute la soirée et toute la nuit et n'avait qu'une seule envie ; rejoindre son lit et s'endormir. Malheureusement, la famille qui était venue passait la nuit chez eux et Anne, Lise et leur mère se devaient de les accueillir avec déférence. Le comte Sorel fut le dernier des invités à partir, et après avoir embrassé sur les deux joues les deux filles et leur mère, il quitta la maison avec entrain et rejoignit François, son cocher. Anne resta sur le perron à le regarder partir puis revint dans le salon ou tout le monde était affalé dans les coussins et riait joyeusement. Lise était assise près de Barbe Bleue, légèrement pompette, juchée au creux de ses bras et le dos bien droit comme toute femme de la noblesse nouvelle. Son chignon tombait sur le côté et son fard à joue avait disparu, remplacé par une roseur naturelle qui lui allait beaucoup mieux.

Anne ressentit un petit pincement au cœur quand Barbe Bleue se tourna vers elle et lui adressa un hochement de tête. Non pas parce qu'elle avait refusé ses avances, en cela, aucun regret, mais parce que ce refus avait jeté sa sœur dans la gueule du loup. Elle était quasiment persuadée que cet homme était étrange. Il devait posséder un passé chargé, peut-être avait-il même fait la guerre, elle n'en savait rien. Elle se savait juste la seule de la famille à éprouver des soupçons envers cet homme.

Le regard bleu glacé la suivit alors qu'elle s'installait vers sa mère. Sans se démonter, Anne rendit son regard à son nouveau beau-frère qui sourit mystérieusement d'un air satisfait. Mal à l'aise, Anne détourna les yeux. Décidément, cet homme ne lui inspirait pas confiance. Mais alors pas du tout.

- Anne et moi n'allons pas nous imposer, nous allons partir. N'est-ce pas, Anne ? lança sa mère en la regardant.

L'alcool ingurgité avait déjà fait son effet visiblement. Les joues d'un rouge cramoisi lui donnant l'air d'une tomate bien cuite, la mère de la nouvelle mariée trébucha en se levant. Anne l'imita et lui soutint le bras pour l'aider à se déplacer et à contourner les meubles hors de prix du nouveau gendre chez qui Lise allait passer sa nouvelle vie.

Les deux femmes saluèrent leurs hôtes et disparurent par l'entrée. Le domestique se retira, laissant la Barbe Bleue et Lise seuls au salon. Lise un peu gênée, se leva pour aller se réchauffer vers l'âtre ou brulait un immense feu de bois. Aucun bruit ne résonnait dans la maisonnée, mis à part celui des couverts qu'on lavait et rangeait là-bas, dans la cuisine. Elle paraissait à présent vide, maintenant que les invités les avaient quittés, et un silence lourd et épais envahit la pièce.

Un coucou sonna deux heures. Deux heures !

- Nous ferions mieux d'aller nous coucher, proposa Lise timidement. Je veux dire, il se fait tard.

- Vous avez raison, très chère, sourit la Barbe. Allons-y.

Ils se levèrent et prirent la direction des escaliers, bras dessus-bras dessous comme deux amants maladroits. Le tapis autrefois rouge-doré avait cédé la place à un blanc comme neige entièrement en coton pour la grande occasion. La maison était encore toute décorée.

Les jeunes époux montèrent au deuxième étage et dépassèrent le bureau du Duc pour entrer dans leur chambre commune. Un immense lit à baldaquin occupait un quart de la pièce, le reste meublé par deux commodes, une grande armoire qui longeait tout un pan de mur, et une porte qui donnait sur la salle de bain conjugale. Toute excitée par cet étalement de luxe, Lise s'avança sans remarquer sa valise vide au pied du lit et se jeta sur les draps molletonnés. La Barbe Bleue rit doucement et l'imita de l'autre côté. Ils partirent dans un éclat de rire un peu nerveux puis se redressèrent. Lise le contempla alors qu'il ôtait sa chemise noire à queue de pie, très élégante. Elle détourna le regard, les joues rouges alors qu'il n'était qu'en chemise de coton qui collait à son torse musclé. Il sourit de plus belle et se vêtit d'une chemise de nuit ample en coton qui tombait au-dessus des genoux.

Lise l'imita doucement, consciente du regard du Duc sur son corps – non, son mari – tandis qu'elle se déshabillait. Elle mit une robe de flanelle qui collait légèrement au corps pour le haut et s'évasait en un unique jupon très simple. Lise rejoignit son mari dans le lit, et il se colla contre elle.

Elle écouta lentement, le cœur battant, la respiration de plus en plus rapide de la Barbe. Il se tourna et s'appuya sur une épaule pour la contempler dans la pénombre. Lise n'osait plus respirer, complètement raide et en appréhension face à la suite. Sa meilleure amie et dame de cœur, Elizabeth, lui avait parlé de sa nuit de noces. Et des nuits suivantes.

Mais contrairement à cet autre mari brutal, la Barbe Bleue se contenta de se pencher doucement pour l'embrasser. Lise répondit à cet appel et bientôt, le corps de son amant se retrouva au dessus du sien, appuyé sur les deux coudes. La bouche descendit dans son cou, lui procurant multitude de frissons, alors qu'elle se cambrait vers l'avant sans en avoir conscience.

La lune se leva et éclaira de sa lumière pâle les deux silhouettes qui se rencontraient véritablement pour la première fois.

La Barbe Bleue #JustWriteItOù les histoires vivent. Découvrez maintenant