IX.

29 3 0
                                    

Lise se réveilla tard et pour cause : elle s'était endormie très tard, ne cessant de songer à ce cabanon. Il l'obsédait littéralement, ne quittait plus ses pensées les plus intimes.

Et puis, son mari avait fait du bruit en entrant dans la chambre en pleine nuit pour terminer sa valise et l'acheminer jusqu'à la carriole qui l'emmènerait jusqu'à Étretat.

Toute guillerette, Lise n'attendit pas sa femme de chambre comme tous les matins pour se vêtir de sa camisole, son corset et sa belle crinoline qui tombait jusqu'à ses chevilles en jupons multiples très à la mode. Elle se laissa même aller à porter la perruque, chose qu'elle ne faisait jamais.

Si sa sœur savait ! Si sa mère savait !...

Elle avait prévenu sa meilleure amie que son mari partait, et celle-ci avait aussitôt informé de sa venue avec nombre de leurs connaissances pour une petite fête féminine. Aussi, c'était le branle-bas de combat à la maison : les cuisiniers, valet et femmes de chambres s'activaient dans tous les sens pour organiser cette petite sauterie entre filles.

Lise était contente d'accueillir ses amies, mais avait peur aussi que cela l'empêche de mener à bien son projet. Profitant d'un temps de battement, elle aurait peut-être le temps de se rendre au cabanon, et de revenir ?

Lise chassa toute ces questions incongrues de son esprit et cacha le trousseau dans une poche dissimulée de sa robe, choisie justement pour cette qualité incomparable. Elle savait que grâce à un tel modèle, une femme de la société avait réussi à empoisonner son mari sans que personne ne se doute de rien.

Elle prit son petit déjeuner et presque quelques minutes après, les dames amies de Lise déboulaient en s'extasiant sur la beauté de la maison, des meubles, de la décoration, de la grandeur des pièces, du bon gout de Lise en matière de robes et de serviteurs, la complimentant sur sa richesse, son allure... au bout d'une demi-heure, celle-ci n'en pouvait déjà plus. Elle qui détestait déjà recevoir du monde à l'improviste, alors des dindons de parade bruyantes qui envahissaient sa maison n'était pas son passage préféré.

Elle dîna avec les filles et prétexta un mal de tête pour se retirer, ce qui ne dérangea personne. Bien au contraire, en montant l'escalier, Lise entendit des couinements d'excitation parmi ses invitées, qui avaient décidé de créer un atelier maquillage et déjeuner au bau milieu du salon. Lise vérifia d'un mouvement de la main discret la présence du trousseau dans sa poche et passa par la porte de service pour sortir dans le jardin.

Malgré l'arrivée du printemps, il faisait encore très froid. Aussi Lise se dépêcha de traverser les jardins. Son excitation et son impatience étaient à son comble.

Elle déboucha au cœur des fleurs éclatantes sur le petit cabanon. Avec empressement, elle fourragea ses jupons et mit la main sur la fameuse clé dorée. Toute excitée qu'elle était, elle mit du temps à réussir à ouvrir la porte. Enfin, quand elle y arriva, elle respira un grand coup, sans même remarquer que sous sa main, la poignée était teintée d'une nuance rougeâtre...

Sans attendre, elle entra dans le cabanon en laissant la porte ouverte pour permettre un maximum de luminosité. Impatiente, elle attendit que ses yeux s'habituent à l'obscurité étouffante de la pièce. Ses sens étaient agressés : le cabanon sentait véritablement mauvais. Des relents affreux de... pourriture remontaient jusqu'à son nez. Elle faillit vomir mais se retint. Qu'est-ce qui pouvait sentir ainsi, aussi fort... ?

Enfin, sa vision s'ajusta et la première chose qu'elle vit fut l'image de son propre pied qui avançait dans une sorte de liquide. Lise se pencha et tâta la substance. Ce n'était pas de l'eau mais du... sang !

Du sang ! Lise cria et se releva avec empressement. Son regard affolé passa de ses doigts rougis à la clé que, dans sa surprise, elle avait fait tomber. Elle releva les yeux et ce qu'elle découvrit la figea dans l'horreur.

Sept corps à moitiés décomposés, de chair et de sang séché pendaient au bout de lourdes cordes attachées à des crochets suspendus au toit de la cabane. Les larmes de choc coururent sur les joues de Lise alors qu'elle restait là, immobile, tremblante. Tout ceci était tellement horrible qu'elle se croyait en plein cauchemar.

Le sang ne coulait même plus des cadavres déjà secs. Les yeux mangés par les vers et les bêtes, seuls subsistaient sur les dépouilles les cheveux encore vivants des victimes dont la gorge semblait avoir été tranchée avec soin. Comment... qui... ?

Lise peinait à faire le point sur ce qu'elle voyait et croyait comprendre. Son mari, son Henry, le duc, était impossible de tuer ses femmes et les enfermer ici, pas vrai ? C'était tout bonnement inconcevable !

Voilà pourquoi ni les femmes ni les corps de Barbe Bleue n'avaient jamais été découverts ! Parce qu'ils pourrissaient ici depuis leur fin de vie, avec pour seule compagnie la visite de leur ancien mari qui venait leur rendre visite tous les jours !

Terrifiée mais recouvrant un peu de son sang froid légendaire, Lise se pencha vers la clé pour la ramasser. Le trousseau était souillé du sang sec qui formait de grandes flaques au sol de la cabane. Lise referma brutalement la porte derrière elle, l'esprit empli de cadavres, et regagna le château en courant.

Elle rentra dans sa chambre avec précipitation et se jeta dans sa salle de bain. Elle allait nettoyer ce trousseau, oublier tout ce qu'elle avait vu, et personne ne saurait jamais rien. Elle ferait attention de ne jamais le contrarier, de ne plus jamais sortir seule avec son mari. Et sinon, elle fuirait !

Comment avait-elle pu ne pas s'en rendre compte avant ? De plus, sa sœur avait toujours prétendu qu'elle le trouvait trop étrange, trop secret, trop... trop. Beaucoup trop.

Sept femmes ! Il avait tué sept femmes ! Pour quel motif ? Ah, si Lise l'avait su, elle se serait bien gardée de reproduire les mêmes erreurs que les anciennes femmes de Barbe Bleue.

Elle rejoignit son robinet et l'actionna pour faire couler l'eau dans le baquet. Elle sortit une nouvelle savonnette de leur armoire conjugale et plongea le trousseau sous l'eau.

Le sang disparut dans le trou en même temps que le liquide bleu, et au fur et à mesure des frottements. Lise se sentirait mieux quand tout ceci serait nettoyé, caché, oublié. Sauf que le sang ne voulait pas partir de la fameuse clé en or, celle du cabanon. Et la jeune femme eut beau frotter et récurer tout son saoul, rien n'y fit. Le sang restait accroché dans les pores du métal. Comment ? Pourquoi ?

Désespérée, Lise eut envie de sauter par sa fenêtre. Elle continua de laver tout l'après midi, toujours sans succès. Affolée, elle jeta le trousseau sur son lit. La clé semblait la narguer de son doux éclat doré taché de rouge rubis. Elle se mit à pleurer frénétiquement comme une pauvresse, attendant la mort.

Ses amies partirent assez tôt, puisque leur hôte les congédia par l'intermédiaire de sa bonne. Elle cacha soigneusement la clé, s'essuya les mains et les yeux, se recomposa un teint frais et descendit manger. Soudain, comme la veille, quelqu'un frappa. Lise, plongée dans ses pensées, n'entendit même pas la sonnette en songeant confusément qu'elle irait dès demain voir l'herboriste du village pour lui quémander conseil.

Madame Claire et Raoul reparurent, ce dernier tenant une lettre qu'il déposa sur la table. Lise observa son nom bien calligraphié sur le papier et se décida à ouvrir le courrier avec appréhension.

La Barbe Bleue #JustWriteItOù les histoires vivent. Découvrez maintenant