Bleu nuit.

524 79 29
                                    

Bleu nuit.

Est-ce que j'ai toujours été comme ça ? Est-ce que j'ai toujours été moi ? Tourmenté, déboussolé, troublé, décontenancé, désabusé. Est-ce que j'ai toujours eu ça ? En moi, la torpeur et la lourdeur de l'Océan, la fureur de l'enfant et le désespoir de l'adulte. Est-ce que j'ai toujours été cet amas informe, monochrome ? Est-ce que... ? Est-ce que... ? Est-ce que... ? Est-ce que ça t'arrive de te demander si ce monde est réel ? Est-ce que tu te réveilles parfois – souvent – en ne sachant plus si tu es dans le rêve et que depuis le parallèle, tu songes à la Réalité ? Réalité Réalité Réalité. Elle est venue subtilement, elle m'a fait un trou dans la poitrine, l'Océan est entré, et elle est repartie. Elle est repartie sans avoir rien dit.

Réalité, tu me détestes ?
Bonheur, je suis pas assez bien pour toi, c'est ça ?
Malheur, ta passion me rend fou.
Amour, ne pars pas, ton goût et ton odeur me fascine.
Candeur, je t'assassine.
Nuit, pourquoi es-tu mon vice ?

Mort, qui es-tu ? Que fais-tu ? Où te balades-tu aujourd'hui ? A quel coin de rue attends-tu la gazelle pour planter tes crocs dans son cou tiède. Ensorcèle. Tu t'es diluée dans l'Océan. Sang et sel agonisent, sous les ronces de ton emprise. Et il arrive que tu hypnotises. Tu l'as déjà fait une fois. Je sais que tu recommenceras.

J'étais allongé sur le parquet. Abel y avait posé un drap et il s'était allongé avec moi. On faisait souvent ça pour parler de tout ce qui allait ou n'allait pas. Pour partager les secrets et rattraper le temps qu'on lui prenait. A chaque fois je lui demandais s'il était heureux, s'il savourait ce bonheur que je me battais pour obtenir, s'il savait l'entretenir. J'étais allongé à ses côtés et je toisais le plafond, les mains sur le ventre, triturant mes doigts maladroits. Abel disait que oui, il était heureux. Moi ça me rassurait. Il était mon modèle, il était mon soleil d'antan. Abel savait tout faire. Abel pouvait tout faire. Il connaissait les astuces pour réussir brillamment, et sans effort il s'emparait de l'univers. Jamais il n'aurait à goûter l'Enfer. Parce qu'Abel était parfait. Je l'enviais pour ça. Je l'admirais pour ça.

Moi, je ne réussissais pas. Moi, je suivais la notice, mais ma vie tombait toujours en pièces. Moi, je n'étais jamais contenté. Moi, moi, moi. Mais moi je l'aimais et quand il me disait qu'il était heureux, je pensais du plus profond de mon âme : « Le bonheur existe. », « Si cette existence le rend heureux, elle me rendra heureux aussi.» «  C'est possible, c'est possible, c'est possible. ».

Papa disait que je deviendrais fou. Maman disait que j'avais de légers problèmes de comportement. Et la maîtresse disait que je n'étais jamais content. Je me renfermais dans la boîte exiguë où est rangé tout individu. J'étouffais au coin de la société, en équilibre sur la corde de l'espoir, à planter les graines du bonheur.

Fleur, orpheline, ne meurt pas dans ton bourgeon,
Et les larmes, immobiles, tomberont à foison.

J'aimais Abel et il m'aimait aussi. Allez savoir pourquoi. Je ne le méritais pas. Je ne méritais pas ses confidences et ses éclats de rire. Je ne méritais pas ses gentils secrets et ses instants, allongés sur le parquet recouvert d'un drap. Mais tout semblait bien comme ça. Oh non, je ne m'en plaignais pas. J'avais besoin de lui et de sa surface lisse. J'avais besoin qu'il me rappelle que le bonheur existe. Existe, existe, existe. J'existe ?

Abel et moi, on croyait à ce bonheur parfait. Il y arrivait toujours si bien.

Alors pourquoi ? Pourquoi j'avais sauté du balcon ? Pourquoi j'avais rejeté le Réel ? Pourquoi j'avais condamné le Bonheur pour errer dans la Nuit ? Pourquoi j'avais abandonné le combat ? Pourquoi les autres avaient-ils réussi et pas moi ?

Parce que les autres mentaient, voilà pourquoi.

Parce que tout le monde ment. Ment aux autres. Ment à soi même. Ment tout le temps.

Nuits d'Hiver - TaeKookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant