Monsieur d'Arque

137 11 0
                                    

Je donne rapidement quelques pièces aux deux villageois pour les remercier d'avoir transporté mon nouveau "client" dans la calèche blindée. Le plus jeune regarde successivement l'argent dans sa main, puis moi, et à nouveau les pièces. Je lui souris d'un air faussement bienveillant et verrouille la porte arrière de la voiture. Il ose enfin prendre la parole.

- C'est tout ?

- Tu n'en veux pas ?

- Non, enfin si, je veux dire... N'ai-je pas mérité plus ?

- Tout ce que tu mérites, c'est un soufflet pour ton impertinence !

Il se recroqueville et balbutie avant de partir vers le village, d'abord en marchant puis, s'apercevant que je le regarde, il se met à courir pour disparaître entre les habitations.

Ils l'ont réveillé, c'est pour cela qu'il a si peu gagné. Ça ce serait mieux passé si le plus jeune n'avait pas trébuché sur les planches qui traînaient devant la porte de la cave. Le vieux se trouvait dans la maison, certes, couché confortablement dans un vieux lit, délirant dans son sommeil, mais il avait fallu passer devant la cave pour l'amener à la voiture.
Heureusement qu'il était malade, sinon il aurait continué de courir à travers la campagne, dans la vallée délavée, pourchassé par cet incompétent. Il m'avait menacé, oh oui, mais j'en ai l'habitude, j'en vois tous les jours des gens comme ça !

C'est un choix personnel que d'avoir choisi cette orientation professionnelle. Il faut bien que quelqu'un fasse le sale boulot, mais c'est surtout parce que j'y prends du plaisir.
J'aime les angoisser, les tourmenter, les martyriser, les torturer, voir leur visages se tordre de douleur et après, lorsque l'on doute de moi, manipuler les puissants et les convaincre de ma bienfaisance car après tout, ils sont fous n'est-ce pas ? Leur parole n'a aucune valeur, la mienne en a tellement ! Je joue avec leurs corps, avec leurs esprits, je joue avec leurs vies !

Je peux ainsi divertir mes vieux jours et gagner par la même occasion de quoi satisfaire mes envies, car partout des personnes sont soucieuses de se débarrasser de rivaux, ou même tout simplement d'obstacles, comme c'est le cas ici ! Après tout, qui est réellement sain mentalement dans ce monde où la Morale est oubliée ? L'équilibre est bouleversé ! Tout le monde est fou, tous les humains le sont, piégés dans leur esprit ou même dans leurs vies ! Piégés dans le quotidien, enchaînés dans leurs petites habitudes, engourdis dans le sommeil des bêtes ! Ils ne sont pas humains, ils ne l'ont jamais été, mais au bout du compte, n'est-ce pas cela que d'être humain ? Cette folie fait si intensément partie de nous, ce n'est peut-être que naturel en somme. Sans doute, nous sommes fous.

Les hommes du village descendent de la montagne. Ils sont trempés, mais malgré cela, ils sourient de toutes leurs dents, des sacs pleins sur le dos. Grâce à des bribes de conversations, je comprends qu'après avoir pillé une forteresse hantée, ils ont erré toute la nuit dans la forêt, égarés et effrayés par les loups, aspergés et pénétrés par la pluie glaçante.
Je les vois tous défiler devant moi, sauf celui que j'attendais, mon pigeon. Certes, il ne ressemble en aucun cas à un pigeon, mais c'est le surnom que je donne à tous les hommes qui m'emploient à des fins mauvaises.

Il arrive cependant quelques instants plus tard, la jeune écervelée inconsciente dans les bras, mon cheval derrière lui. Je compte lui faire payer très cher.
M'apercevant, il laisse le canasson le doubler et lui assène une gifle retentissante sur la croupe. Il n'est même pas effrayé car il est épuisé, mais il s'efforce de trottiner vers moi, jusqu'à ce qu'il m'aperçoive et me reconnaisse. Il stoppe net et fait demi-tour.

- Monsieur Gaston ! Monsieur Gaston !

Il ne peut maintenant plus m'ignorer et marche vers moi à grands pas, faisant tout de même attention à l'hurluberlue, la fille de mon patient, étendue entre ses bras musclés.

- Vous m'avez appelé ?

Il me fait un grand sourire qui doit sûrement conquérir le cœur de nombreuses femmes mais je ne me trompe pas sur ses intentions. Maintenant que ma besogne est faite, il a hâte de me voir partir avec l'énergumène.

- J'attends mon cheval depuis hier soir et il me revient maintenant, trempé, épuisé, affamé, et vous pensez que je vais accepter ça sans rien dire ?

Il regarde autour de lui, soucieux que personne ne nous entende, ses yeux paraissant affolés, contrairement à son corps qu'il garde calme et serein.

- Je vais vous échanger votre cheval.

- Et pour le temps que j'ai attendu ? N'ai-je pas droit à un supplément ?

Il hésite, réfléchissant à une manière de refuser ma demande. Je le persuade :

- Il ne faudrait pas que l'affaire s'ébruite...

Il sort une bourse de taille moyenne de sa poche et la jette dans ma main. Mes oreilles se trémoussent au son du délicieux bruit doré que font les pièces tintant entre elles.

Il sort un cheval de l'écurie attenante et le fait avancer vers moi, avant de repartir.

Les gens ne doivent pas savoir qu'il a eu une altercation avec une personne aussi estimée que moi, bien que ma personne épouvante la plupart des petites gens. Ce pigeon tient à sa réputation. J'avais visé juste. Comme toujours.

Il m'a l'air plutôt en forme cet animal. Philibert. J'avais un patient à ce nom.

Je fais claquer mon fouet de manière cinglante et la calèche prend de la vitesse.

- On va bien s'amuser tous les deux !

Et si... ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant