Le petit garçon se frayait un passage dans les hautes herbes. Courant comme jamais, il aurait pu en perdre ses jambes. Ses poumons se remplissant aussi vite qu'ils se vidaient, il fuyait. Il poussait toutes ses forces à rejoindre ses pieds, pour lui donner l'endurance nécessaire afin d'échapper à la menace qui le poursuivait. De temps à autre, il pivotait la tête pour voir s'il était toujours là. Et lorsqu'il voyait quelques mèches noires dépasser, il repartait à la meilleure allure qu'il pouvait tenir. Ses chaussures se posaient à peine au sol, frôlant la terre comme pour la caresser. Les épis de blé lui fouettaient les membres, lui griffaient les bras et le visage. Pourtant, là n'était pas un obstacle suffisant pour entraver sa course.
Des chutes, il en avait vues. Des griffures aussi. Il savait ce qu'était le sang et les bleus. Ce n'était pas ce champs qui allait avoir raison de lui. Alors il accéléra de plus belle, mettant miraculeusement de plus en plus de distance entre lui et son poursuivant. Cette réalité le fit sourire d'un air malicieux.
Au loin, derrière le champs, se trouvait une grande maison aux allures familiales. Une immense bâtisse aux murs blancs et à la toiture en tuiles orangées. C'était son objectif. De là où il était, il pouvait déjà entrevoir le toit d'une couleur à nul autre pareil dans le paysage. Il avait chaud, le soleil tapait fort. Des odeurs de fleurs s'élevaient dans l'air pour former un parfum unique, ravissant le moindre qui pouvait la sentir. C'était si rare de voir un temps comme celui-ci.
Le petit progressa rapidement dans le champs, et finit même par s'en dépêtrer, écartant les branches jaunâtres sèches comme de vulgaires insectes. Tout fier, il se dressa devant la maison. Face à la porte bleue, il observa un instant ses vêtements. Ceux-ci avaient été abîmés durant sa course, il constatait avec honte des trous agrandis par les accrochages des plantes et des branches. Il retira les herbes jaunies de sa tenue, puis s'assit sur la marche en pierre qui prévenait la porte d'entrée. Là, épuisé, il serra ses genoux l'un contre l'autre, courba le dos, posa ses deux coudes sur ces derniers et ses mains recueillirent son visage rond. Non loin, quelques oiseaux sifflaient leur joie. Il patientait sagement, en silence.
Soudain, des bruissements surgirent. Il releva immédiatement la tête, et là, son assaillant émergea du champs de blé, lui aussi recouvert d'herbes. Le petit émit un rire clair et alla le serrer dans ses bras. Le border collie secoua son poil amalgamé de noir et de blanc puis se lova contre le corps de son jeune maître.
« J'ai gagné cette fois, Admiral ! » lui lança le petit.
Admiral était le nom octroyé à cet humble animal. Un chien loyal et fort, avec un corps fin mais robuste, à la fois protecteur et protégé. Son long pelage bicolore était parsemé de tout un tas de broussailles qu'il avait dû ramasser par inadvertance durant le jeu qu'il menait avec le garçon. La joyeuse bête le regarda de ses grands yeux noisette en haletant. Lui aussi avait couru une grande distance, et réclamait à présent du repos. Le petit le serra une nouvelle fois dans une puissante étreinte, avant de lui retirer chaque brindille de son poil, une à une. Une fois la tâche terminée, le chien aboya vers lui comme pour le remercier. Le garçon regarda un moment ses genoux, à présent couverts de terre. Il fit une mine boudeuse et Admiral se colla contre ses jambes. Il sourit en caressant d'une main douce l'animal.
Lorsqu'il s'aperçut que sa gorge devenait sèche et sa langue pâteuse, il se dirigea vers la porte de la maison, qu'il ouvrit en faisant pivoter la poignée en métal noir. Il invita son compagnon d'un geste et tous deux pénétrèrent à l'intérieur. Dans la maison, il retira ses chaussures crasseuses et nettoya rapidement les pattes d'Admiral. Il se dirigea vers la cuisine, qui était une pièce aux dimensions respectables et au style traditionnel. Il sentait la fraîcheur du carrelage sous ses pieds nus. Là, à l'aide d'une chaise qu'il déplaça, il put atteindre un placard. Le placard qui contenait la verrerie. Avec un maximum de précaution, il manipula l'objet recherché et parvint à le descendre sans casser la moindre chose. Il disposa le verre sur la table et le remplit d'eau. Il fit de même pour la gamelle du border collie, qui impatient, avait attendu presque agglutiné à cette dernière. Les deux joueurs étanchèrent leur soif.
Plus tard, le petit remarqua que la maison semblait bien vide. Pas de cris. Pas de bruits. Rien qu'un long silence. Intrigué, il se mit en quête de trouver les membres de sa famille. La maison était si grande ! Il se pouvait qu'ils soient simplement cachés. Sans attendre, il franchit le seuil de la cuisine, et grimpa les marches de l'escalier quatre à quatre. Au premier étage, il regarda dans chacune des chambres de ses frères. Ils doivent jouer dehors. Il vérifia quand même sous tous les lits, mais personne. Ensuite, il monta au deuxième, pour inspecter celle de sa sœur, de ses parents, et la sienne. Mais là non plus, il n'y avait personne. Le petit commença à s'inquiéter. Il n'aimait pas du tout cette blague. Il regarda partout : dans les armoires, les tiroirs, dans les coins, sous les tapis. Pas la moindre trace des siens. Son cœur se serrait.
« Maman ! Papa ! appela-t-il d'une voix faiblarde. Où êtes-vous... ? Répondez ! »
Mais personne ne répondit à son appel. Il eut soudain une drôle d'impression. Il savait très bien que si ses parents ou sa sœur n'étaient pas là, ses frères non plus. Il redescendit vers la porte d'entrée qu'il ouvrit brusquement. Le nez dehors, il cria à plein poumons les noms de ses trois frères. Le croassement d'un corbeau fut pourtant sa seule réponse. Abattu, il referma la porte. C'était encore arrivé... Non ! Il restait encore le salon, et la salle de bains ! Aussi vif qu'un éclair, il courut jusqu'au dit salon et fut peiné de n'y trouver à première vue personne. Là encore, il fouilla le moindre recoin, à des endroits parfois ridicules. Mais rien. La salle de bains n'était pas plus remplie elle non plus. Pourquoi... ?
Son cœur le serra encore plus fort. C'était encore arrivé... Il posa ses yeux sur une petite photo encadrée posée sur l'étagère. Elle les représentait tous. Toute sa famille posait, souriante, comme étant une famille modèle. Son frère cadet, Georges, le dernier de la fratrie, était lové dans les bras de sa mère, lui aussi tout sourire. À côté d'eux se trouvaient ses deux grands frères, Luke et James, âgés respectivement de onze et douze ans. Derrière eux, Cathy, leur grande sœur tout juste adulte, qui portait sur son visage des traits heureux. Et enfin, leurs deux parents, qu'on sentait fiers d'avoir eu une aussi belle et grande famille. Et lui ? Ou était-il ? à part dans le reflet du cadre brillant ? Il avait la même tête que ses frères, il avait les cheveux lisses et noirs, coupés ras, et les yeux de sa mère : des yeux clairs dans lesquels on voyait l'empathie subjuguer.
Il se voyait, lui, en face du miroir ovale de la salle de bains. Un visage rond, et des membres squelettiques de morphologie. Tout comme ses frères. Alors, qu'est-ce qui n'allait pas ? Il entendis un cliquetis familier. Il écarquilla les yeux, et une lueur d'espoir l'envahit. Mais ce n'était pas le bruit d'un trousseau de clés qu'il avait entendu, simplement celui d'Admiral, dont les griffes légèrement incurvées créaient une illusion auditive sur le sol. Aussitôt, sa tristesse revint le dévorer, plus dévastatrice que jamais. C'était encore arrivé.
Il voyait son visage rougir, ses yeux bouffis qui se remplissaient peu à peu de ses larmes claires et salées, comme un rideau luisant. Ses lèvres se contractèrent sous la douleur et sa gorge se serra brusquement. Les perles translucides venait sillonner joues, jusqu'à tomber sur le col de son tee-shirt qu'elles trempaient progressivement. Des marques rouges se formaient doucement et teintaient sa peau, il reniflait affreusement. Il se regardait pleurer, défaillir, lui, dont la famille n'était en rien aimante à son égard. Lui, dont les parents n'aimaient que quatre de leurs enfants. Lui, qui ne voulait plus se voir chaque matin dans le même corps.
Pour vérifier une ultime fois, il marcha la peur au ventre jusqu'à la cuisine. Il n'avait pas remarqué le mot écrit par sa mère, accroché sur le réfrigérateur. Comme à chaque fois, il disait : « Nous sommes partis, nourris bien Admiral ». Il n'avait pas remarqué les conserves empilées dans les placards, qui lui étaient destinées. Il ne comptait plus combien de fois il avait passé des journées seul, avec pour seul compagnon cette bête vaillante. Il avait abandonné cette idée bien plus tôt pour se faire à celle qu'il ne serait jamais aimé.
Lui, qui voulait quitter sa famille une fois pour toutes.
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Clichés.
Short StoryBasil, un jeune Anglais expatrié va faire la connaissance d'Antoine, un Français en dépression à peine plus âgé que lui. Le britannique va alors découvrir que celui-ci est bien plus surprenant qu'il ne le laisse paraître...