Chapitre 8

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Bien après,

Je me retrouvai en face du docteur Bonnaut, notant chacune de mes paroles comme s'il s'agissait de bijoux. Je me retrouvai encore à parler d'Antoine. Encore et toujours d'Antoine. Pourquoi ? C'était une des questions auxquelles j'essayais (en vain) de répondre. Cette personne avait tout bonnement trop de caractère et de mauvais côtés surplombés de défauts pour pouvoir la chasser définitivement de mon esprit. Par ailleurs, j'avais pris avec moi l'essentiel de mes affaires pour déguerpir de chez lui. Il en restait encore quelques unes, trop encombrantes pour être transportées dans ma seule valise. Comme ma petite mallette de travail bleue, pour ne citer qu'elle. J'avais emménagé durant une période définie dans un petit appartement de l'autre côté, près de la rivière et du pont arqué. De là où j'étais, je pouvais observer ces deux derniers, me mettant de mauvaise humeur si l'envie de les fixer trop longtemps me prenait. Dès que je pensais à cet homme, une rancœur profonde surgissait pour immédiatement m'envahir. Je racontai tout le dégoût que je recevais chaque matin en me levant, en devant faire face au lieu dans lequel j'y avais connu Antoine :

« Avouez-le, docteur, il était difficile à vivre.
- Vos caractères étaient peut-être trop opposés pour concevoir une amitié, Basil, répondit le médecin en se penchant une nouvelle fois sur ses notes. Même si l'on dit que les opposés s'attirent, il faut croire que tout le monde n'est pas concerné.
- Je le revois parfois, jouer les drama queen, littéralement outré par mes révélations, et m'accusant d'avoir détruit sa vie... ensuite de l'avoir sauvé.
- Ses paroles vous ont blessé on dirait.
- Bien évidemment qu'elles m'ont blessé, répondis-je du tac au tac. Je suis un homme juste, voyez-vous, et ainsi je déteste les injustices. Être accusé d'être un homme mauvais n'est jamais plaisant à entendre, surtout de la part d'une personne telle que lui.
- Je comprends votre opinion, Basil cependant, n'oubliez pas certaines choses.
- De quelles choses voulez-vous parler ?
- Vous êtes un homme humble, Basil, prenez garde à ce que cette... dispute n'aille pas remplacer cette forme de modestie.
- Vous lui trouvez des excuses ?
- Absolument pas.
- Si, vous le faites.
- Votre orgueil vous reprend, Basil, soyez vigilent.
- Je ne suis pas orgueilleux, monsieur, seulement réaliste : diriez-vous qu'Antoine est un homme bon ?
- Bon comme vous et moi.
- Pourrais-je savoir pour quelles raisons ? Il n'a pas cessé de me créer des ennuis depuis que j'ai fait sa connaissance !
- La bonté d'un homme ne se compare pas sans cesse, je ne vous pensais pas aussi hargneux, Basil, sourit-il timidement en me regardant.
- Je ne suis pas hargneux non plus, niai-je, c'est de Mr.Desmond que nous parlons.
- Ses paroles vous ont plus qu'affecté alors. Sinon, vous ne passeriez pas ici, et encore moins pour me voir, je me trompe ?
- Je suppose que j'ai dû moi-même commettre quelques erreurs de mon côté...
- Le plus important, dit-il, c'est que vous vous en soyez rendu compte. C'est un grand pas en avant, peut-être même le plus important chez certains patients. Ce sera peut-être également le cas avec vous, mon cher Basil.
- Je ne lui excuse rien pour autant. J'attendrai qu'il vienne s'apitoyer.
- Est-ce vraiment cela que vous souhaitez ? Le voir de cette manière ? »

Une image me traversa l'esprit plus vite qu'un éclair. L'image d'Antoine me suppliant, comme si sa vie en dépendait, regardant derrière lui comme si quelque chose d'invisible le coursait. Ses yeux bleus larmoyants et sa barbe encore mal rasée, il semblait réellement en détresse. Mais contre quoi ? Je remarquai qu'il n'avait plus ses blessures.

« Mr.Pultton ?
- Oui ? répondis-je en sursautant presque, plongé dans mes pensées.
- Est-ce vraiment cela que vous souhaitez ?
- Je ne... sais pas vraiment. Et vous ? lançai-je, n'êtes-vous pas censé réconforter vos patients et ne pas les engloutir dans leur culpabilité ?
- C'est comme cela que vous me voyez ? questionna-t-il en riant. Non, monsieur, mon travail consiste à aider ceux qui en ont besoin, à être honnêtes avec eux-même. C'est une notion très sérieuse, vous savez ? Ceux qui ne sont pas honnêtes avec leur personne ne peuvent décemment pas l'être avec ceux qui l'entourent. Vous sentez-vous concerné par son cas ? ses blessures récentes pour commencer ?
- J'imagine que de la représentation de lui que j'ai indique que non, il n'a pas le moindre mal, la moindre cicatrice, expliquai-je.
- Voilà qui en dit long, déclara-t-il.
- Comment cela ?
- Vous êtes un empathique, Basil, cela se remarque facilement. Ne pas être préoccupé par la situation... inquiétante d'une connaissance ne devrait pas être si évident pour vous.
- Je suis finalement une exception.
- Ce serait bien enfantin de finir avec ce diagnostic, sourit-il, ce qui vous empêche de voir son malheur serait une intransigeance avancée. J'avouerais que cela est une combinaison bien étonnante. Comment savoir si l'on peut faire confiance à quelqu'un si celui-ci a déjà commis une erreur en entamant la conversation, n'est-ce pas ?
- Moi ? intransigeant ?
- Ne l'aviez-vous pas remarqué ? Ce que je vais vous dire va peut-être vous faire mal Basil mais... Je connais votre passé, vous pouvez avoir entièrement confiance en moi.
- Allez-y...
- Votre intransigeance doit être le fruit des erreurs que votre famille a commises envers votre personne, et plus généralement, vos erreurs vous ont aveuglé. Vous avez certainement regretté vos actes par la suite, mais votre inconscient ne se contente pas d'un simple « oubli », et malgré les rappels qu'il vous lance, vous les esquivez tous en vous protégeant. C'est un comportement tout à fait normal, vous savez. Vous détestez faire des erreurs, et connaître Antoine et lui venir en aide, vous en a paru comme une.
- Vous avez sûrement raison, mais pardonner est une chose que je ne ferai jamais en son cas. Je le répète, j'ai plus d'honneur que cela.
- Mais vous ne pouvez pas juger ainsi un homme malade.
- Comment ?
- Un homme malade, Basil. Bien que la dépression ne soit pas considérée comme une véritable maladie auprès de beaucoup, elle peut engendrer bien des drames. Notamment celui qu'à failli vivre votre ami.
- Ne le blanchissez pas trop, docteur, répondis-je sur la défensive. Lui aussi n'a pas une vie parfaitement lisse, et sans reproches.
- Mais que connaissez-vous de sa vie exactement ?
- ... Je... »

Je n'avais aucune réponse à donner.

« Vous l'avez sauvé une fois, n'est-ce pas ? Ce dont Antoine a besoin ne se trouve pas dans une pharmacie, ou dans un hôpital.
- Que voulez-vous dire ? dis-je, incrédule.
- Vous pouvez donc le sauver une deuxième fois. Ce dont Antoine a besoin, Basil, c'est de vous : son sauveur. Celui qui a réussi, ne serait-ce que par sa présence, à reverser la pente et à la transformer en une longue piste calme et tranquille. Celui qui a réussi à lui faire revivre l'espoir qu'il avait perdu. »

O ~ O ~ O

Le temps passait. Et Antoine continuait de vivre de son côté. Vivre étant un bien grand mot, puisqu'il ne faisait rien de ses journées, fidèle à lui-même. Il avait retrouvé son canapé, s'affalant de toute sa longueur, laissant pendre l'un de ses bras au sol, l'autre en suspension au-dessus de lui. Sa main droite tenait fermement un bâton de tabac fumant (sûrement amalgamé de plusieurs autres produits). Sa déchéance était lente. Il avait beaucoup maigri, sa cage thoracique était presque la seule chose visible sur sa poitrine. Ses os transparaissaient sous sa peau amaigrie, mais le blond ne s'en préoccupait que peu, les cigarettes comblant son moindre appétit, son moindre désir. Il tenait figé sur son visage presque immobile un sourire nostalgique, comme s'il ne cessait de se ressasser ses souvenirs. Comme un homme sur le point de mourir. La situation était redevenue comme il y a quelques mois. Pourquoi ne pas retenter la même chose ? Parce que ce serait trop ennuyeux. Il préférait, comme un sadique, parier sur ce qui allait l'emporter en premier, se jouant du destin sans crainte. De temps à autre, il jetait un coup d'œil vers la mallette de Basil, dissimulée bizarrement dans un coin, près de sa chambre. Il se demandait quand il allait venir la récupérer, s'il allait la récupérer un jour.

Un gros bruit résonna dans l'escalier. Antoine fronça les sourcils. Un déménagement ? à cette heure-ci ? Plus curieux que flemmard, il se releva un peu, écrasant sa clope en fin de vie dans le premier cendrier venu. Les bruits étaient encore plus fracassants qu'il ne l'aurait cru. Étonnant, même pour un déménagement. Il s'approcha de la porte d'une démarche veule, en ayant pour but de faire taire les responsables de ce tapage.

Mais avant qu'il puisse faire le moindre mouvement, les bruits vinrent le trouver : deux pieds explosèrent le verrou de la porte et une main épaisse vient s'abattre sur celle-ci. Ils étaient revenus, ils l'avaient trouvé.

Les hommes de Basil entrèrent en trombe dans l'appartement. Les deux hommes fixèrent leurs yeux transperçant sur lui. Antoine ne pouvait bouger, pétrifié et encerclé par ces colosses. Qu'allaient-ils lui faire ? Le blond capitula, impuissant, en levant ses deux mains et exposant aussi ses avants-bras. L'un des deux fit un mouvement furtif de la tête vers l'autre. D'un geste désinvolte, il le plaqua au sol, les mains coincées dans le dos. Antoine cria, ses membres étaient tordus par cette brute assoiffée de violence.

« Trouve-la ! », ordonna l'un.

Et l'autre chercha dans l'appartement. Il balayait chaque meuble de ses mains, renversant chaque objet d'une manière tellement lente qu'elle en devenait provocatrice. Il ouvrait chaque tiroir et chaque placard pour les vider de leur entier contenu. Que cherchaient-ils enfin ? Il cassa presque l'intégralité de la verrerie qui s'explosa contre le parquet. Une fois avoir fouillé entièrement le salon, la salle de bains et la cuisine, il s'avança vers la chambre. Antoine entendit l'homme jurer à plusieurs reprises et il semblait dévaster toute la pièce. Il revint finalement avec une boîte sombre, fermée d'un loquet. Le blond sursauta à la vue de l'objet et la peur s'installa dans ses iris clairs lorsque le colosse aux larges épaules saisit entre ses doigts forts le stradivarius. Il regarda rapidement l'objet puis s'empara de l'archer. Antoine assistait, totalement bénin et inoffensif, à la scène. L'homme fit bien attention à le fixer jusqu'aux tréfonds de son âme lorsqu'il brisa l'archer dans sa main de géant. Antoine gesticula vivement, mais son agresseur le maîtrisa en tordant à nouveaux ses poignets. Il hurla. L'homme esquissa un sourire avant d'éclater l'instrument unique contre le mur.

« NON ! » supplia-t-il. Et il sentit la pointe froide et circulaire d'un canon contre sa tempe.

Mais c'était trop tard.

Clichés.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant