XIII. MOLORCHOS II, LE RETOUR

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La pluie avait cessé.

La montagne transpirait des vapeurs d'eau.

A son pied, les poils encore dégoulinants d'eau, un âne paissait paisiblement et soutirait les rares herbes que la plaine rocheuse offrait à ses grandes dents. De temps à autres, il relevait la tête tout en mâchant sa verdure et considérait l'entrée de la caverne où, quelques heures plus tôt, ses deux maîtres s'étaient réfugiés, l'abandonnant aux chaudes ondées.

Oh, il ne se plaignait pas, notre baudet ! Il savourait ces heures de tranquillité, trop heureux d'échapper aux marches forcées et aux coups bas que le petit gros lui infligeait, mécontent de ne pouvoir se hisser sur son dos.

Puis il y avait eu ces bruits affreux. Si affreux que notre bourrique s'était tout bonnement arrêtée de mâcher tout en scrutant bien anxieusement la caverne, avant de déglutir bruyamment. Il ne faisait visiblement pas bon d'être humain dans l'obscurité de cette grotte. Alors un âne, imaginez un peu !

Enfin, le petit gros apparut, de dos d'abord, tirant de toutes ses forces une corde dont l'extrémité demeurait dans la pénombre, invisible à l'oeil nu. Puis lentement, une masse se révéla, avant de découvrir tout entier le corps d'un animal inerte : on tirait ici la queue d'un lion magnifique.

Les deux drôles avaient donc tué un lion. On aura tout vu.

━ Plus fort, Patos, dit une voix à l'intérieur de la caverne.

━ Pfiou ! Mais ça pèse un sac cette bestiole !

━ Chacun son tour, mon ami.

━ Ah oui, bonne idée. A vous de tirer, seigneur Hercule.

━ A moi ?

━ A qui d'autre ? Vous venez de dire que c'était à votre tour.

━ Mais pas du tout, non mais.

━ Aïe !

━ Je te rappelle que nous devons rapporter la preuve de notre victoire à mon cousin Eurysthée - maudit soit-il ! Et je le connais le cousin, il me demandera la preuve entière, et non un morceau de queue ou un bout de canine. C'est donc le lion entier que nous rapporterons à Mycènes.

━ Tout entier ? s'écria Patos ahuri. Mais comment allons-nous le transporter ?

━ Si je te laisse le tirer ainsi jusqu'à Mycènes, nous aurons besoin d'une bonne année je crains. Et comme nous n'avons pas vu la civilisation depuis près d'un mois, il n'y a qu'une seule solution.

━ Oui, se réfugier en Crète et vivre une vie de débauche !

━ Dans tes rêves, Patos. Tu m'appartiens désormais, tâche de ne jamais l'oublier.

━ J'y pense le jour, j'en rêve la nuit, seigneur Hercule, soupira Patos.

━ Très bien. Maintenant, aide-moi à hisser ce satané lion sur mes épaules.

━ Sur vos épaules ? Mais vous êtes déjà couvert de griffures sanguinolentes, vous n'y pensez pas.

━ C'est pourtant la seule solution.

━ Et le mulet, alors ?

━ Il est encore plus fainéant que toi. Allez, baisse-toi et porte.

Et à l'issue d'un effort commun que nous ne pourrons néanmoins qualifier de surhumain, le lion se retrouva en sac en patates sur les épaules d'Hercule.

━ Allons, en route pour Cléones, déclara le demi-Dieu.

━ Ce bon vieux Melenchos et sa charmante fille, je suis impatient de les revoir !

━ Molorchos, rectifia Hercule.

━ Peu importe, ce n'est pas ce père indigne qui anime mes nuits, mais bien sa délicieuse Evelyna.

━ Tu te trompes encore. Décidément, je dois ajouter une fâcheuse tendance à ne pas retenir les noms à ton tableau de carences, Patos. Sa fille se nomme Delia.

━ Delia... murmura Patos. Je lui ferais la pluie et le beau temps.

Le lendemain, au terme d'une marche entrecoupée d'une courte pause où Patos put reposer ses mollets et Hercule ses épaules, les deux dompteurs parvinrent enfin en vue de Cléones et traversèrent la bourgade jusqu'à la maison de Molorchos.

━ Oh ! fit le paysan incrédule en ouvrant la porte, vous êtes de retour ! Et... et... sur vos épaules, là !...

━ Le lion de Némée, dit crânement Patos.

━ Ni plus, ni moins, continua Hercule en jetant la bête au pied de Molorchos.

━ Incroyable, dit le laboureur en contemplant ce qu'il restait de ce monstre jadis tant craint par les habitants de la région. Vous savez, je m'apprêtais ce soir à sacrifier en l'honneur de votre divinité, mon cher Hercule.

━ Ah oui ?

━ Oui. Comme nous l'avions convenu il y exactement un mois.

━ Bien... bien sûr ! répondit Hercule en ignorant complètement où voulait en venir le laboureur. N'est-ce pas, Patos ?

━ C'est-à-dire que... reprit Patos en envoyant un regard de grande détresse à son maître, oui ! Tout à fait !

━ Alors entrez, la soupe de pissenlits est prête !

Les deux héros s'immobilisèrent sur le pas de la porte, coupés dans leur élan par les suggestions culinaires du laboureur.

Mais alors tout s'illumina autour de Patos et la Vérité lui apparut aussi claire qu'une nuit d'été : devant lui, légèrement courbée au-dessus d'une petite marmite, Delia faisait son office et touillait la soupe, révélant au brigand repenti des formes alléchantes. Pendant un instant, il sentit cette force l'envahir, ce même sentiment de puissance qui l'avait poussé à se lancer à l'attaque du lion de Némée au beau milieu de la désormais célèbre caverne. D'un pas décidé, roulant des hanches et le bras ballant d'une façon si négligée qu'on aurait pu le méprendre avec un étudiant athénien, il entreprit de franchir la distance qui le séparait de la marmite, et donc de Delia.

Mais malheureusement pour Patos, Molorchos, observateur, veillait sur sa fille comme un berger veille sur son troupeau, et, le pied discrètement tendu, enfourcha une des sandales de Patos. Le pauvre soupirant trébucha sur quelques pas et vint s'étaler aux pieds de Delia, à quelques millimètres à peine du foyer.

━ Ah ! Ah ! Je brûle, seigneur Hercule, je brûle ! Mes sourcils, je ne les sens plus ! Par Aphrodite, je souffre, ah !

L'auditoire était hilare et le repas qui suivit des plus joyeux.

Patos, vexé, ne décocha pas un mot.

Une fois les écuelles débarrassées, c'est dans une atmosphère de semi-obscurité que Molorchos, fidèle à sa parole, entreprit de sacrifier une biquette en l'honneur du triomphe du demi-Dieu Hercule, et de notre bel Hercule seulement, au grand détriment de Patos, qui se renfrogna encore un peu plus.  

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