Hercule

XXIII. UN SOMBRE HÉROS

Il était environ une heure avant la nuit et Patos, sagement assis en tailleur, soulevant son cou et son menton à la manière d'un écolier athénien devant un dithyrambe coloré, observait son maître de loin. Sa tête penchait tantôt à droite, tantôt à gauche, et épousait fidèlement les mouvements d'Hercule qui, à une grosse centaine de pas de là, affrontait l'effroyable Hydre de Lerne. Quand le corps d'Hercule s'affaissa en roulant lentement le long de la colline, Patos, emporté par l'émotion et l'élan, tomba de tout son poids sur son flanc.

━ Par la moustache de ma tendre mère, dit Patos en se relevant tant bien que mal, cette bestiole aura tué mon maître !

Le souffle entrecoupé de sanglots, il entama une course folle en direction du demi-Dieu, dont le corps menaçait de faire office de repas aux dix têtes de l'Hydre.

━ Touche pas à mon maître, larve puante, je te l'interdis !

Les cuisses apparentes sous sa toge relevée sur les côtés, style de course atypique de Patos que nous avons déjà décrit plus tôt dans cet ouvrage, il franchit la frontière que traçait l'ombre du platane et se trouva sur le corps inanimé de son maître.

━ Seigneur Hercule, seigneur Hercule, réveillez-vous ! Il y a là une grosse bête qui s'approche en sifflant... ! Mais, vous saignez ! Un ruisseau rouge s'échappe de votre sourcil touffu, continua Patos en sentant sa tête vaciller à la vue du sang.

Mais le héros restait désespérément immobile.

━ Maître ! cria Patos en donnant une tape délicate sur la joue du demi-Dieu, maître, l'Hydre se rapproche, que dois-je faire, que dois-je faire ! Maître, ajouta-t-il en lui donnant une bonne gifle de paternel endurci, réveillez-vous !

Rien. Toujours rien. Hercule était vaincu.

━ Non, reste où tu es, Hydre de malheur, continua Patos. Si Hercule disparaît, c'en est fini de mes espoirs de richesse... Je dois faire quelque chose. Une idée, vite !

Et sans comprendre exactement le cheminement de pensées qui lui traversa le cerveau, Patos se remémora sa tante Horos, dressée entre lui et les friandises crétoises de la table à manger, bloquant de tout son corps l'accès aux fruits défendus.

Et, étendant les mains sur l'Hydre encore à dix pas de lui :

━ Par Horos, demeure ! cria-t-il.

L'Hydre s'arrêta tout à coup, comme frappée de paralysie.

━ Par Horos, demeure ! répéta Patos, prit d'un espoir fou devant l'immobilité du monstre.

Le silence enveloppa la scène de son voile grave.

━ Incroyable, dit Patos tout bas, les recettes de cette diablesse d'Horos semblent fonctionner !

Mais l'Hydre, de ses dix bouches maléfiques, se mit à siffler de rire devant l'audace teintée d'idiotie que montrait Patos à ce moment précis. Puis elle rampa de nouveau en direction d'Hercule, toutes dents dehors.

━ Non ! cria Patos en se jetant sur son maître, non !

Il se saisit des bras inertes d'Hercule et tira de toutes ses forces dans la direction opposée au glissement de l'Hydre. Mais rien à faire : le demi-Dieu pesait autant que trois laies engrossées et Patos tomba de tout son poids sur ses fesses.

La peur décuplait les forces de Patos et le pauvre brigand s'obstinait dans son opération de sauvetage. Par trois fois il tenta d'éloigner Hercule de l'Hydre, mais chacune de ses tentatives se solda le derrière sur la prairie.

Dans un dernier élan, il se releva sur ses genoux et tira, et tira encore, vidé de ses forces, alors que l'Hydre se mettait en position d'attaque.

Patos ferma religieusement les yeux et pria tous les dieux de l'Olympe.

━ Adieu, Terre cruelle, murmura-t-il, ses mains enlacées pour l'éternité dans celles de son maître.

Il sentit alors l'Hydre l'attaquer par derrière et lui croquer le séant de ses grosses dents.

━ Ah, non, pas les fesses ! hurla-t-il de douleur.

La mâchoire du monstre ne lâcha pas prise et entama étrangement de tirer Patos dans la direction opposée à l'Hydre.

━ Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, aïe ! cria-t-il sans préparation à chaud.

Il ouvrit alors les yeux et vit l'Hydre statique devant lui, ses dix têtes redressées à quelques pas de la sienne. Mais si ses dix têtes le regardaient avec étonnement, qui donc alors lui mordait l'oignon ?

Il se retourna vivement et aperçut la queue du mulet.

━ Du mulet ? s'écria-t-il.

Alors, étrangement certes, Patos comprit en quelques secondes la présence du mulet dans son dos. La bête, amadouée par l'affection inattendue du brigand à son encontre une heure plus tôt, tirait de toutes ses forces sur son gras poilu pour l'en arracher des griffes de l'Hydre. Patos se saisit encore plus fermement des mains d'Hercule et tira tout en se laissant tirer tout à fait par le mulet, situation certes cocasse mais ô combien précieuse en ce moment de grande détresse.

━ Brave mulet, plus fort ! encouragea Patos en hurlant de nouveau de douleur.

La force conjuguée des deux êtres eut raison du poids d'Hercule et lentement, l'étrange trio s'éloigna de l'Hydre.

Mais malheureusement, ils ne s'éloignaient pas assez vite puisque le monstre gagnait du terrain de secondes en secondes.

Les dents du mulet lâchèrent soudain prise et claquèrent dans l'air, entraînant Patos dans une chute en avant qui le fit tomber tout entier sur le corps de son maître.

Il leva la tête et se protégea les yeux du soleil couchant.

Puis l'Hydre attaqua de ses deux nouvelles têtes.

C'en était fini.

Mais au moment où la mâchoire de la bête allait se refermer sur la cuisse d'Hercule, les deux têtes se mirent inexplicablement à fumer comme un jambon corinthien.

L'Hydre siffla de douleur.

Patos, qui venait de voir la mort frapper trois fois à sa porte, ne s'expliqua pas ce nouveau rebondissement et regarda autour de lui.

━ Le soleil, dit-il lentement. Le soleil !

En effet, le mulet était parvenu à tirer les deux amis sur suffisamment de distance pour qu'ils sortent de l'ombre du platane : l'Hydre, selon toute vraisemblance, ne supportait pas les rayons de l'Astre et sifflait de colère de voir ses proies disparaître de son menu.

━ J'ai raté un épisode ? demanda faiblement Hercule en se frottant le sourcil ensanglanté.

━ Maître ! s'écria Patos en se frottant les fesses, vous êtes vivant !

Le mulet quant à lui, le museau haut et les oreilles bien droites, savourait son moment de gloire.