XXI. OÙ HERCULE, POUR LE PLUS GRAND MALHEUR DE LA PROFESSION, S'IMPROVISE JUGE

151 25 63
                                    

Il existait, non loin du petit sentier qui sillonnait les marécages de Lerne, une clairière accueillante et propice à l'établissement d'un campement de voyageurs. On y voyait d'ailleurs, surtout en saison haute, foule de campeurs se réunir autour d'un grand feu et danser en rond sur la pointe des pieds tout en se tenant les petits doigts, et ce toute la nuit jusqu'aux premières heures du jour.

Attention, nous n'exprimons par la présente aucune critique envers cette coutume ancestrale, mais tâchons simplement de relever ces mœurs aussi fidèlement que notre devoir de chroniqueur l'exige. Enfin, trêve de nota bene et revenons à nos brigands.

Car justement, au milieu de cette clairière et réunis autour dudit feu, deux brigands faisaient tourner un maigre lapin en broche. Non loin d'eux, attaché comme un saucisson et bâillonné comme un jambon, une troisième personne se tenait assise contre la roue d'une charrette branlante et chargée de fûts, à laquelle était attelé un gros bœuf.

━ Hadadas, mon compère de basses quêtes, dit l'un des deux brigands, que devrions-nous faire de ce jeune clerc ?

━ A part l'abandonner aux rapaces, Kaprisefinis, je ne vois pas le gain que nous pourrions en tirer. Cette charrette et son chargement ont bien plus de valeur qu'un fils de plouc.

━ En parlant de plouc, regarde là-bas l'animal dodu qui nous arrive.

Et en effet, à l'orée de la clairière se tenait un homme seul, immobile sous sa toge jaunie par les aventures.

━ Ô brigands, dit l'inconnu en levant la main, je suis un envoyé des Dieux sur terre et j'ai à vous parler.

━ Des Dieux ! s'exclamèrent de concert les deux comparses.

━ Enfin d'un Dieu, rectifia l'inconnu.

━ Un Dieu ! répétèrent Hadadas et Kaprisefinis.

━ Enfin un demi-Dieu quoi, s'impatienta le mystérieux intervenant.

━ Et qu'est ce qu'il nous veut le demi-Dieu, rigola Hadadas.

Le messager fit rouler entre ses doigts un parchemin imaginaire, le déplia tout à fait, et lut dans le vide.

━ Mon maître exige la restitution de l'otage que vous détenez, de sa charrette et de son contenu.

A ce moment précis, le bœuf se prit à beugler.

━ Et du bovin, bien entendu, ajouta le messager.

━ Tu es gras comme un voleur l'ami ! envoya Kaprisefinis. Je suis certain que tu appartiens à notre guilde et que tu cherches seulement à nous voler toi-même le chargement.

━ Il est vrai que j'ai été, fut un temps ! dévaliseur de caravanes. Mais ce temps est révolu depuis que le demi-Dieu Hercule m'est apparu.

━ Hercule, mais qu'est-ce-que c'est que ce type ?

━ Ce type, dit une grosse voix derrière les deux brigands, ce type va vous botter le train jusqu'à Sparte si vous n'obéissez pas à mon Patos.

Et aussi vif que l'éclair de son Père, Hercule saisit au collet les brigands, qui laissèrent tomber leur broche dans le feu.

Patos, toujours au point en matière de priorités, se précipita sur la broche et souffla sur la viande pour en dégager les cendres.

━ Ouf, le petit-déjeuner est sauvé, dit-il en s'essuyant le front.

━ Au lieu de sauver ton bout de gras, Patos, délie-donc ce pauvre Ferreros de ses cordages. Quant à nous, brigands, il est l'heure d'ouvrir votre procès. Faites entrer le témoin !

Hercule patienta quelques secondes mais devant l'impassibilité de la scène, il s'impatienta.

━ Ogécénis, on vous somme !

Le marchand quitta l'ombre d'un tronc et s'avança dans la clairière, avec pour seule tenue quelques branches feuillues, qu'il tenait des deux mains devant la sienne.

━ Cet homme, reprit Hercule, vous accuse d'avoir enlevé son clerc, sa charrette et son chargement.

De nouveau, hasard ou non, le bœuf beugla.

━ Et mon bœuf, dit Ogécénis en levant l'index.

━ Qu'avez-vous à dire pour votre défense, demanda Hercule en secouant les deux brigands, qu'il tenait toujours fermement par le cou.

━ Pitié, pitié, ô demi-Dieu ! dit l'un.

━ Oui, pitié, ayez pitié, dit l'autre.

━ Je vous déclare, proclama Hercule en faisant pivoter la tête de ses captifs de manière à ce qu'il puisse voir leur visage, je vous déclare coupables d'enlèvement, séquestration, de vol en bande organisée et d'extorsion.

Le silence se fit dans l'assemblée et dans la bouche des accusés.

━ Psst, maître, appela Patos.

━ Hein, quoi ? dit Hercule à l'attention de son serviteur.

━ La sentence, maître, la sentence !

━ Oui, la sentence, répéta doucement Ogécénis.

━ Ah oui, tiens, la sentence. Je n'y avais pas réfléchi.

━ Tout cela c'est de ta faute, Kaprisefinis ! s'écria soudain Hadadas en essayant d'allonger une calotte à son acolyte. Je te l'avais bien dit que ce marchand et son compagnon étaient de nobles gens. Si tu m'avais écouté !

━ Nom d'une petite vérole, tu es un vil menteur, Hadadas, répondit Kaprisefinis en tentant à son tour d'envoyer une beigne bien placée.

Hercule, qui tenait toujours les deux vilains au collet, secoua l'ensemble afin de mettre fin à la salade de mains qui se mélangeait devant ses yeux. Il rapprocha les deux têtes de la sienne.

━ Oula, on dirait qu'on l'a mauvaise, à Lerne, dit-il.

━ Ce n'est pas de ma faute, répondit Kaprisefinis en rougissant, j'ai un morceau de poularde dans les chicots depuis trois jours que je ne parviens pas à enlever, d'où l'odeur !

━ Mais quel est ce charabia que tu me chantes là, l'ami ? répondit Hercule. Essaierais-tu de parler en code à ton ami, c'est ça ? Enfin, l'heure de la sentence est arrivée. Déshabillez-vous, j'ai une idée. Et Patos, au lieu de te goinfrer avec ce lapin, rends-toi utile et retire les sangles de ce pauvre bœuf

━ Oui, maître, répondit Patos la bouche pleine.

Et il desserra l'étreinte sur le cou des deux malheureux, qui tombèrent comme des plombs sur les feuilles mortes.

L'incompréhension nous habite au moment de décrire la foule d'idées qui s'emparèrent de l'esprit du divin Hercule à ce moment précis. Aussi prenons-nous la difficile décision de ne pas les rapporter au lecteur, bien conscient qu'un tel oubli puisse mettre à mal la psychanalyse des personnages de ce très sérieux ouvrage.

Nous retrouverons donc Hadadas et Kaprisefinis attelés à la charrette, nus de la tête aux pieds et tirant de toutes leurs forces sur les sangles. On fit ainsi pas moins de quinze tours de clairières.

Cette fantaisie dura de longues minutes, à l'issue desquelles Hercule ordonna aux brigands, toujours nus, de pénétrer dans le marécage jusqu'à mi-jambes. Alors une incroyable nuée de moustiques, attirés par la délicieuse odeur de transpiration, apparut tout autour des condamnés et se jetèrent d'un seul homme sur le sang humain qui s'offrait à leurs trompes.

Hercule, debout sur la berge pour empêcher toute fuite, gloussait comme un dindon devant le spectacle proposé.

Enfin, Ferreros libre, le bœuf, la charrette et son chargement recouvrés, Ogécénis rhabillé d'une toge de brigand, Patos rassasié et Hercule diverti : il était temps de se mettre en route pour la cache de l'Hydre de Lerne.

Au loin, deux hommes à la peau gonflée comme une outre fuyaient la contrée à grands cris.

HerculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant