XVIII. ENCHÈRE ET EN OS

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━ Combien ? Mais combien quoi ? demanda Patos incrédule.

━ Mais à quel prix me faites-vous l'ensemble ? interrogea un vieux marchand.

━ Oui, quel prix, quel prix ! répétèrent dix voix, que disons-nous, vingt voix dans l'assemblée !

━ Vous vendre le lion ? Quelle drôle d'idée. Et puis de toute façon, mon maître Hercule m'a confié les restes de la bête pour que je lui en fasse une parure.

━ Ah, répondit le premier marchand, mais les restes, que comptez-vous en faire ?

Patos considéra le lion, puis le cercle des marchands, encore le lion, et enfin les vingt paires d'yeux suspendues à ses paroles.

━ A vrai dire, je n'y avais pas encore pensé. J'hésitais entre saler la viande ou me la faire en grillades.

━ En grillades ! rigolèrent les marchands. Le bougre ne songe qu'à se gaver la panse au moment où nous lui proposons une affaire en or, une affaire qui le rendrait riche comme un administrateur.

Riche. Le mot était lâché.

━ Riche ? répéta doucement Patos, que l'emploi d'un vocabulaire adapté rendait complaisant.

━ Comme un administrateur ! confirma une autre voix.

Un petit homme bouscula le premier rang et s'avança au devant de Patos :

━ Les griffes du lion, je vous en offre un drachme pièce.

━ Un drachme ? répondit Patos désabusé.

━ Multipliez cela par vingt, je vous laisse faire le calcul.

━ Effectivement, dit Patos en comptant sur ses doigts les mains dans le dos, cela fait... cela fait... cela fait !

L'assemblée entière le dévisageait.

━ Cela fait une belle somme, mais ce n'est point assez ! s'écria le brigand.

━ C'est pourtant déjà beaucoup.

━ Sérieusement ? Vous n'allez pas m'en faire un drachme, quand même. Nous parlons quand même là du lion de Némée, dit-il en insistant sur la région.

━ Oui, oui, c'est une belle bête, se mit à murmurer la petite foule.

━ Deux drachmes ! annonça un marchand.

━ Trois pour moi !

━ Quatre ici !

━ Cinq là-bas !

━ Dix drachmes, dit une grosse voix imposante. Ni plus, ni moins.

Patos observait la scène d'un oeil avide.

━ Dix drachmes, qui dit mieux ? dit-il, incapable de mesurer l'étendue de la somme en jeu.

━ Vendu ! lança l'heureux enchérisseur. Voilà vos deux cents drachmes.

━ Deux cents drachmes ? dit Patos tout penaud. Tout ça ?

━ Mais oui tout ça, et j'espère bien en tirer dix fois plus à la revente !

Et le marchand tira de dessous sa blouse une petite bourse, qu'il lança négligemment à Patos, ainsi qu'une petite pince en chêne, puis s'approcha des griffes du lion.

Il enveloppa des deux dents de la pince une des griffes du lion et tira de toutes ses forces. Si fort qu'en arrachant sa proie, son auriculaire se trouva pris entre deux griffes et fut sectionné sec.

━ Ah, mon doigt ! hurla le marchand en perdant son sang.

De son côté, peu importait à Patos le doigt sur le pavé : il venait de trouver le moyen de découper la carcasse du lion sans suer une seule goutte malgré la chaleur de la matinée. Il se saisit de la griffe, longue de deux pouces, encore prisonnière de la pince et la planta délicatement dans la cuirasse du lion de Némée. Il avait la joyeuse impression de couper du beurre.

Ce fut une véritable boucherie à laquelle s'adonna l'ami Patos pendant les minutes qui suivirent. Il découpa la peau du lion avec l'adresse d'un bourreau et, lorsqu'il plantait trop loin sa griffe et se retrouvait avec un morceau d'os dans la main, il le négociait à la foule des marchands qui inondaient de pièces en cuivre.

Bientôt, Patos dressa devant lui la peau du lion dont le sang avait tellement séché qu'il ne coulait plus. De la tête pendante aux pattes velues, l'ensemble avait fière allure. Tout autour de lui, des dizaines et des dizaines de pièces chantaient sous ses pas et à chacun de ces crissements chatoyants, Patos scrutait le sol, comme à la recherche d'une image pour compléter la douce mélodie, incapable de croire à sa soudaine chance.

La cupidité étant un vilain défaut, Patos se saisit de la pince du marchand infirme et ouvrit la gueule du lion. Il en tira une à une les dents du fond, certain que Hercule ne se rendrait jamais compte qu'il manquait une ou deux chicots à son trophée.

Il en tira quelques centaines de drachmes supplémentaires, qui vinrent s'ajouter aux autres centaines s'emmêlant entre les lanières de ses sandales.

Ainsi disparut le lion légendaire qui, des années et des années durant, avait terrorisé la région de Némée. Seules subsistaient une peau et des reliques éparpillées entre les marchands de la bonne ville de Mycènes.

HerculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant