- XV.

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Le hall de l'hôtel baigne dans une lumière jaunâtre, et une femme se tient derrière le comptoir. Ses cheveux sont attachés en un chignon soigné et elle replace une mèche de cheveux imaginaire derrière son oreille à intervalle régulier. Une sonnette tinte quand il entre ; elle redresse la tête presque aussitôt.
« - Que puis-je faire pour vois, monsieur ?
- Je voudrais une chambre, s'il vous plaît. »

Sa voix est douce, TaeHyung se surprend à l'aimer dans sa fatigue éprouvante.
« - Vous désirez un lit double ?
- Oui, si vous avez.
- Vous réglez par carte ? »

Il la sort, sent sa froideur contre sa main puis la pose sur le comptoir. La jeune femme l'encaisse, puis, juste avant qu'elle ne se rassoit, il lui demande :
« - Vous auriez un téléphone ?
- Bien sûr. »

Pourtant, elle ne bouge pas et TaeHyung la fixe quelques secondes. Voyant qu'elle reste immobile, il ajoute :
« - Que je pourrais utiliser ?
- Je suis désolée, monsieur. L'antenne ne marche pas pour le moment. Une voiture a foncé dedans la nuit dernière. Cinq personnes sont mortes dans l'accident. Enfin, quatre et un fœtus, mais c'est presque une personne, pas vrai ? »

Il est trop choqué pour hocher la tête. Sa main tremblante prend lentement la clé numéro trois et il commence à s'éloigner en trébuchant contre le sol. Mais avant qu'il ne s'engage dans les escaliers en moquette rouge, elle l'interrompt en souriant :
« - Bonne nuit, monsieur. Le petit-déjeuner est à huit heures. »

Son sourire le poursuit jusque dans ses rêves, tant il était grand et innocent.

Le lendemain, il se lève sous un soleil haut et brillant. Il a des ampoules sur ses chevilles et le côté de ses orteils, mais ça fait tellement longtemps qu'il n'a pas senti la chaleur d'un rayon sur sa peau que même la douleur ne parvient pas à entacher son humeur.

Il se lave, se rhabille avec ses vêtements sales, renfile ses chaussures, descend de l'étage, se rend compte qu'il a dépassé l'heure du petit-déjeuner, sort de l'immeuble, retrouve le café de la vieille, s'assoit au comptoir, demande une formule ; le café glisse dans sa gorge comme un calmant dans sa tête.

Lorsqu'il a finit, la serveuse débarrasse sa table et prend le temps de discuter avec lui. Elle a des grands yeux d'un gris très clair, et ses pommettes rouges portent la fraicheur de la jeunesse. Quand elle ramasse ses couverts, il remarque la cicatrice au dessus de son sein, et il se sent coupable d'ainsi regarder son corps. Elle ne semble pas voir son trouble quand elle lui demande, son assiette dans la main et un sourire sur les lèvres :
« - Vous n'avez pas réussi à rentrer depuis hier ?
- J'ai eu un accident. J'ai percuté une biche sur le chemin du retour, et la voiture n'a pas supporté le choc. »

Elle hoche la tête, balaye ses cheveux d'une main, regarde la vitre quelques secondes, puis lâche dans un murmure :
« - On vous a dit pour l'incident ?
- Celui de l'antenne téléphonique ?
- Oui.
- Je suis au courant. D'ailleurs, elle a été réparée ? »

Il se fige lorsqu'elle répond :
« - Il faut encore qu'ils enlèvent les cadavres de décombres. Vous voulez aller voir ? Ma sœur y est allée hier soir, dans la nuit, et elle m'a dit que leurs bras étaient plus loin que leurs bustes et que leurs jambes étaient retournées dans le mauvais sens. »

Elle dit ça de sa voix tranquille, sans qu'un tremblement ne l'atteigne, sans une once de peur ni d'angoisse. Il sent la sueur couler le long de son dos, sur ses tempes et ses aisselles. Mais lorsqu'elle lui sourit naïvement, semblant demander dans une question muette ce qui le rend si mal, il craque.
Il se lève soudainement, court jusqu'au toilettes et vomit dans la cuvette. Il crache, s'exhorte à ne rien garder dans son estomac, à tout sortir, tout rejeter, même cette réalité.

Quand il se relève, la bile amère dans sa gorge lui fait mal. Il se remet debout, la respiration erratique et les jambes faibles, mais quand il se retrouve face au miroir, il ne voit pas son reflet.
A la place, les yeux blancs et vitreux de la biche, des visages brûlés et déchirés, des peaux en lambeau et des sourires scarifiés. Alors, il plaque ses paumes glaciales contre ses paupières, appuie jusqu'à voir des tâches noires comme des gouffres ; inspire cinq fois, compte jusqu'à dix et retire ses mains. Face à lui, les yeux rouges emplis d'une lueur folle, le visage pâle comme la mort, la bouche constellée de restes de nourriture, son portrait.

Il recule doucement sans se lâcher du regard, tâtonne contre la battant de la porte, trouve la poignée, appuie, sort, récupère en courant son portefeuille, s'échappe de l'étreinte de la serveuse, court, détale comme du gibier, s'oublie, s'abandonne dans la ville pour fuir cet homme qu'il ne reconnait plus. Il percute des gens, s'enchaine à des épaules, frappe des torses, et des visages se tournent vers lui pour lui demander s'il va bien.

Mais seul des sons étranglés parviennent à sortir de ses lèvres, et il se perd entre les immeubles et les ruelles étroites et le parvis et la mer et les regards et la mort et un pont et un phare et quelqu'un saute du phare et les vagues les vagues si violentes ; où sont les vagues ?
Il suffoque. Il se perd. Il ne sait plus. Il croit que le temps passe mais est-ce que le temps passe vraiment ?


Il entend qu'un homme s'arrête à ses côtés. Prostré contre un mur depuis plusieurs heures, il sent ses muscles atrophiés qui grondent quand il bouge.
« - Est-ce que vous allez bien, jeune homme ? »

La voix est calme, grave, sérieuse. Il ne relève pas la tête. Dans son esprit tournent des images de cadavres et il ne veut pas que l'homme qui lui parle en soit un. Alors, pour ne prendre aucun risque, il préfère ne pas le regarder. Il geint, doucement, très bas, un seul son étouffé. Il a peur.
« - Vous désirez de l'aide ? »

Mais une question l'obsède, parce qu'il ne veut pas rester ici, parce qu'il veut rentrer, parce qu'il veut voir Jimin, parce qu'il veut le corps de JungKook et son réconfort. Pour tout ça, il ose parler.
« - Est-ce que les téléphones marchent ?
- Malheureusement, non. Vous n'habitez pas ici ? »

TaeHyung secoue la tête. Il ne se sent pas capable de plus. Un tressaillement parcoure son échine quand l'homme propose :
« - J'ai une voiture, et vous semblez en grande détresse. Je peux vous ramener chez vous, si vous voulez.
- Vous feriez ça ?
- Bien sûr. »

Alors, il relève la tête et regarde l'homme dans les yeux. Ses cheveux grisonnent sur ses tempes, ses yeux sont doux, ses joues ridées, il n'a rien d'un macchabé. Il bouge un bras, déplie une jambe, ouvre la bouche, expire.
Mais soudain l'homme reprend :
« - A condition que nous fassions une escale vers l'antenne téléphonique. Les corps ont sûrement refroidis, ça devrait être plus pratique à transporter. »

Le cœur en vrille et sa peur qui s'écoule sur le sol, TaeHyung demande d'une voix blanche :
« - Pourquoi avez-vous besoin de cadavres ? »

Le ciel s'obscurcit, et le visage auparavant rassurant de l'homme est plongé dans les ténèbres. Seule sa voix grave retentit dans le silence lorsqu'il répond :
« - Parce qu'ils ont bon goût. »

Le sourire qu'il lui lance déforme les ombres de son visage et soudain, il n'a plus rien d'humain. TaeHyung lâche un sanglot étranglé, s'éloigne presque en rampant, sans regarder, sans respirer, sans voir si l'autre le suit. Il piétine sur les pavés, trébuche dans les ruelles, sent les larmes ruisseler sur ses joues glacées de froid et d'effroi.

Il parvient devant l'hôtel, hagard et tétanisé par la peur.

A l'intérieur, le hall n'est éclairé que par une petite lampe sur le comptoir, et la jeune femme de l'accueil le regarde sans bouger. Il traverse la pièce en pleurant, seul, vide, sans qu'elle ne l'arrête.

Et au moment où ses pieds gravissent la première marche de l'escalier, elle murmure :

« - Il était la parole de Dieu. »

Les Mythes Fondateurs | TaeKookOù les histoires vivent. Découvrez maintenant