Les yeux clos, la bouche pâteuse, les membres lourds et le corps glacé, TaeHyung entend la voix de Jimin près de lui qui murmure tout bas. Il l'écoute prononcer lentement et plusieurs fois chaque verset de la Bible comme s'il cherchait à les connaitre par cœur.
Sans interruption, la voix de Dieu qui glisse dans la chambre et s'élève jusqu'au ciel.
Puis, il entrouvre les paupières. Mais la seule chose qu'il voit est une obscurité sans nom, où même les ténèbres sembleraient lumineuses. Alors il demande d'une voix brisée :
« - Jimin, est-ce que c'est toi ? »Mais la fin de sa phrase est engloutie par sa gorge douloureuse. La voix s'arrête. Il y a un silence, puis juste après, le son mat d'un livre qui se referme et la douceur d'une main dans ses cheveux sales.
« - C'est moi. Je suis là. Ne t'inquiète pas. »
La voix de Jimin se veut rassurante, mais TaeHyung entend quand même le tremblement de sa voix et l'hésitation angoissée dans ses caresses.« - Pourquoi je ne vois plus rien ? »
Sa voix résonne, faible, pathétique.
« - Parce qu'il fait nuit, TaeHyung.
- Mais tu lisais, à l'instant.
- Je ne peux pas lire dans le noir. Personne ne peut. »Pourtant, TaeHyung n'est pas fou. Il l'a entendu. Mais il se tait, parce qu'il ne veut pas le perdre alors qu'il est seul dans une ville où les gens sont effrayants.
« - Je me suis beaucoup inquiété, tu sais. Nous avons eu très peur en voyant que tu ne rentrais pas, il y a deux jours. Alors nous nous sommes déplacés. Les habitants t'ont dit pour l'antenne téléphonique ? »
Son corps se raidit et la main dans ses cheveux se suspend. Ses jambes se ramènent contre son torse, il referme les yeux en se bouchant les oreilles.
« - Je sais, je sais, je sais. Ne parle pas de cadavre, s'il te plait.
- D'accord, comme tu veux. »Les doigts s'éloignent de ses cheveux et TaeHyung enlève ses mains de ses oreilles. Il entend, étouffés par la moquette, les pas de Jimin qui s'en vont. Puis, le déclic de l'interrupteur et la lumière jaune qui inonde la chambre. Il plisse les yeux, les couvre de son bras, tente d'échapper aux rayons destructeurs. Enfin, il demande, la tête pleine des souvenirs de la biche qui s'écrase contre son pare-brise et se brise comme une toile d'araignée.
« - Comment es-tu venu ?
- Comme tu as détruit ma voiture, j'ai pris celle de l'hôtelier.
- Je suis désolé.
- Tu n'as pas demandé à la biche de se jeter sur le capot, alors je ne peux pas vraiment t'en vouloir. »Jimin se force à rire, mais c'est si bref et forcé que TaeHyung sent les poils de ses avant-bras se hérisser. Un frisson parcourt son dos. Il expire en silence.
« - Tu peux marcher ?
- Oui.
- Alors on ferait bien de rentrer. Je ne suis pas le seul à m'être inquiété. JungKook me presse de rentrer. Je crois qu'il a quelque chose à te dire.
- Mais il est deux heures du matin.
- Tu es réveillé, alors qu'importe l'heure. Maintenant, lève-toi. »Malgré la peur qui ronge son estomac comme de l'acide, il esquisse un sourire et s'exhorte à sortir du lit. Ses pieds nus rencontrent le sol, il lui faut quelques instants pour s'habituer. Puis il saisit sa veste, ne prend pas la peine de défroisser son pull, s'appuie sur Jimin pour sortir. Il se sent comme étranger à son propre corps ; ses gestes sont déformés et lents.
Il trébuche dans les escaliers et se rattrape à la rampe. L'hôtesse n'est pas au comptoir. Son ami lui assure qu'il a réglé la chambre pour la nuit supplémentaire, alors il hoche simplement la tête et le suit dehors.Il ne voit pas le corps de la jeune femme, étendu sur le sol, le cou maculé de sang.
Sur le parking en face de l'immeuble se trouve une vieille voiture grise cabossée. Jimin brandit ses clés, les phares clignotent et il s'installe sur le siège passager. Dehors, le jour se lève à peine, et la noirceur est telle que la voiture semble avancer dans un trou noir.
Lorsqu'il se regarde dans le rétroviseur, il sursaute. Face à lui, les cheveux épars, la bouche béante, les yeux injectés de sang, se tient son corps amaigri. Il tâte du plat de la main son visage hagard et bouffi, extasié devant la métamorphose humaine.
Ils démarrent, sillonnent les routes dans le silence. TaeHyung essaye de mettre un peu de musique, mais l'autoradio est défaillant. Il n'entend que des grésillements faiblards, comme des murmures à travers une vitre close.Alors, il l'éteint.
Jimin conduit prudemment, concentré et sérieux. Ils traversent un carrefour désert, sortent de l'agglomération, s'engagent sur la route irrégulière et quand ils dépassent le lieu de l'accident, TaeHyung se sent frémir.
La biche est morte et étalée au milieu de la route, le sang coule de son corps, imbibe les bouts de verre, tout est rouge c'est une mare de sang sous ses pieds, il nage dedans peut-être même qu'il se noie tout seul avec le regard de la biche et son cou tordu qui s'élève vers le ciel alors que des vers rongent sa chair putride il sent une odeur c'est mauvais c'est sanguinaire c'est chaud et ça coule le long de ses mains.Quelqu'un le secoue, le touche, attrape son bras, est-ce que ce quelqu'un lui veut du mal ?
« - TaeHyung ! Réveille-toi, on est arrivé. »
Il inspire soudain comme s'il s'était noyé, s'étouffe avec la bile coincée dans sa gorge, tâtonne sur la portière, saisit la poignée et l'agrippe comme une bouée, se défait de la ceinture qui comprime son torse et son esprit, parvient à se retrouver dehors, au bord de la mer, et le vent glace son visage au point de le faire souffrir.
Pourtant, ainsi posté face aux vagues déchainées et sous l'emprise des rafales qui s'agitent de toutes parts, il ne s'est jamais senti plus vivant. Il oublie les mots qui s'étaient formés dans sa tête, tant la sensation de l'iode marin qui se colle contre sa peau abimée est grisante.Mais alors qu'il tourne la tête pour que ses yeux rougeâtres puissent voir le phare, une paume granuleuse effleure sa joue, puis le visage de JungKook se dresse entre lui et le bâtiment qui fend les vents, au loin.
Il se retrouve contre son torse, l'oreille contre sa poitrine, les bras contre son ventre et le cœur un peu plus près, sent les battements dans sa joue et sa tempe. JungKook murmure qu'il a eu tellement peur qu'il lui soit arrivé quelque chose, qu'il s'en veut, qu'il n'est pas fou, il le sait maintenant, et l'entoure de ses bras au point de lui faire mal.TaeHyung se détache de son corps, prend son visage entre ses phalanges blanchies et lui demande en faisant tout son possible pour dire de façon intelligible :
« - Comment as-tu pu changer d'avis si vite ? »JungKook a une lueur de crainte dans les pupilles, et TaeHyung comprend qu'il n'a plus peur de lui, mais de la chose qui vit dans le phare. Qu'il a compris. Qu'il est de son côté, maintenant. Un sourire étire ses lèvres craquelées. Il n'est plus seul face aux autres.
« - L'histoire du village que Jimin a raconté, tu t'en souviens ?
- Il s'est passé quelque chose ? »JungKook, face à lui, hoche la tête et plonge dans ses yeux si noirs qu'il peine à en ressortir. Il continue, la voix basse, le dos courbé, les mains tremblantes, comme si simplement en parler était dangereux.
« - Il y a eu un meurtre, hier. Comme dans la légende. »
Le sang de TaeHyung se glace dans ses veines, ses mains retombent, son corps le lâche, son esprit s'oublie ; tandis qu'il se tourne lentement mais inexorablement vers le phare.
Il ne sait pas comment il a pu ignorer le ciel.
Tout est si clair. Il voit chaque détail presque comme en plein jour.
Parce que la pleine lune éclaire comme un soleil.
Le visage de JungKook est inondé d'une lumière blanche.
Cette nuit-là, le phare brille.
Et TaeHyung en est certain.
Une silhouette sombre sort par la porte en bois gonflé par l'humidité.
Un homme marche dans les ténèbres.
Il descend du phare parce que cette nuit-là, quelqu'un va mourir.
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Les Mythes Fondateurs | TaeKook
FanficLorsque le tournage d'un film réveille d'anciennes croyances et que les habitants d'un village développent des comportements hostiles.