Les Mythes Fondateurs | TaeKook

- XVIII.

Son ventre se tord, son esprit gronde et sa peau frémit. La peur broie ses tripes, dévore ses intestins, ravage ses poumons, absorbe son souffle à la racine, démange son œsophage, tue l'embryon de ses pensées ; l'annihile de la terreur d'une chose inimaginable.

Pourtant les faits sont là, devant lui, ouverts, apparents, croyables. Il ne peut que s'incliner devant l'évidence qui s'offre à lui, mais il ne peut pas. Parce que Jimin est son ami, et qu'il était là, avec lui, durant toutes ces années où ils se sont cherchés, à découvrir la vie et les vivants, à sillonner le monde, à tenter de s'y faire une place, à sourire tendrement, l'un à l'autre, au détour d'un boulevard parce qu'ils étaient ensembles et que ça leur suffisait.

Mais maintenant, Jimin n'est plus celui qu'il était avant, lorsque la Terre tournait encore, que le soleil se levait à l'est, que son monde continuait de grandir et que le bien et le mal étaient des notions définies et définissables.
Mais Jimin continue de sourire, de ce rictus si grand que son visage se remplit d'ombres et de ténèbres comme son cœur et son corps ; devant lui se tient un homme qui n'a plus rien d'humain.

Pétrifié par la peur, les mains agrippant les draps du lit tâchés de sang, il happe l'air comme s'il respirait pour la dernière fois. Avec le regard d'un condamné, il demande d'une voix qui ne veut pas entendre la réponse :
« - Qu'est-ce que tu viens de dire ? »

Jimin a un petit rire qui vrille ses tympans et soudain le monde tourne, s'agite autour de lui, transperce les murs qui dégoulinent et s'écrasent contre le sol. Les yeux de Jimin luisent dans la pénombre, et ses mains effleurent les aspérités du bois dans un geste presque doux. Puis il murmure :
« - Que veux-tu savoir, TaeHyung ? »

Les yeux écarquillés, il voit JungKook relever la tête des pages qu'il lisait et la tourner vers lui, lentement. Il ose prononcer, la bouche tordue, la voix cassée, les yeux au bord des larmes :
« - Qui es-tu ? »

Le temps s'arrête si vite que son cœur meurt et revit dans la même seconde. Devant ses yeux crispés danse le flot de sa vie et malgré lui, les moments où son ami a été présent. Ses phalanges blanchies se détachent du draps dans un mouvement spasmodique, ses lèvres s'entrouvrent, son nez se fronce, l'horloge sonne et soudain le choc l'impact la biche est morte la biche était déjà morte quand elle est arrivée sur la route la biche avait la tête plus bas que ses sabots au moment de l'impact car la biche n'était pas vivante elle était morte elle était morte elle était morte il ne l'a pas tué comment peut-ont tuer un mort on ne peut pas pourquoi la biche était morte ?

Il se replie au fond du lit ; ses oreilles bourdonnent ; son nez pleure du sang ; Jimin qui est quelqu'un d'autre dit dans un souffle :
« - Je suis mort. »

Et alors le silence est si fort qu'il lui crève les tympans, et ses yeux pleurent des larmes et son corps sue de peur et sa peau saigne d'angoisse et son cerveau glisse dans ses oreilles, s'écoule dans le sang et gît, étendu, sur le carrelage. Jimin regarde rapidement la pendule qui oscille dans un coin, se lève, les muscles tendus, le visage impassible, le regard sévère.
Il ordonne :
« - C'est bientôt l'heure. Suis-moi. »

Alors TaeHyung s'exécute, pâle et livide. Dans son dos, la main de JungKook se pose et remonte dans sa nuque, la frôle et l'effleure, caresse ses cheveux encore humides et le tendre duvet de sa joue. Son corps chaud, lové contre le sien, qui ondule à chaque pas, l'ancre doucement dans la réalité et il parvient à aligner quelques pensées cohérentes, sans penser à l'homme devant eux qui marche en récitant du latin.

Ils le suivent dans le couloir où les portes closes sont fracturées, dans les escaliers où gisent des débris, dans la salle commune où trône un cadavre immobile dans un angle, sur le perron glissant de sang poisseux, puis dans la rue où le ciel est gris malgré le soleil levé depuis plusieurs heures, le long de la jetée où les vagues tentent d'attraper leurs pieds et de les entrainer au fond, dans les abysses, pour les avaler et les maintenir loin de la vie.

Un chat feule dans une ruelle.
TaeHyung frémit.

L'écume s'entasse autour d'eux, masse blanche comme la bave mousseuse aux coins des lèvres d'un trépassé, puis le bruit chaotique, incessant, glacial de l'eau qui s'agite et remue les cadavres moisis qui stagnent dans les profondeurs.
Car TaeHyung en est sûr ; dans ces eaux nagent plus que des poissons.

Le phare, plus monstrueux que jamais dans ses corolles d'écumes, est entouré de nuages bas et noirs. La tempête se rapproche, massive, imposante, violente et furieuse.

Le Déluge qui va envahir la Terre pour la laver des péchés humains.

Le tonnerre gronde déjà au loin, au dessus de la mer et remonte jusqu'au village telle une déflagration sourde. Sur la mer agitée tanguent quelques bateaux qui tentent de ne pas couler, ballotés par les flots et le vent du nord.
Jimin sursaute ; un éclair déchire le ciel dans les montagnes.

Il sourit, les bras ouverts devant la nature dévastée et hurle :
« - Viens à moi, Dieu ! Ton serviteur est là. Ensemble, nous serons maîtres ! »

Les nuages crachent une pluie vive et glaciale qui inonde leurs visages et leurs corps. Mais sans courir, toujours avec cet air béat d'admiration pour la forêt secouée par le vent, Jimin les guide jusqu'au phare. La porte de bois gondolé est gonflée par le sel, la poignée rouillée est lourde dans sa paume et lorsqu'il la tire, il dévoile les ombres d'une légende.

Ça sent partout la charogne putride, moisie et décomposée depuis trop longtemps.

Les ténèbres l'engloutissent si vite et si fort qu'il manque de chuter dans le vide obscur. Dans un coin, il discerne un squelette. Pendu au plafond et bougeant doucement, il oscille, imperturbable.

Et sur tous les murs, tes inscriptions marquées de sang.

Jimin sourit, caresse le pied du cadavre, l'embrasse, les regarde.

Dans son regard transparait alors l'ampleur de sa folie.

Puis, sa voix brise le silence :

« - C'est l'heure. »

Et le ciel s'effondre.