Chapitre 1

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« Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l'heure de notre mort. Amen. »


C'est automatique, la façon dont mes lèvres bougent. Je récite, je répète, comme une leçon qu'on m'apprend depuis toute petite. Une leçon que je me dois de connaître et de ressasser chaque soir, chaque dimanche matin. Ma bouche bouge, ma langue claque contre mon palais, frôle contre mes dents, les sons sortent de ma gorge, mais mon esprit s'évade et mon cœur vagabonde. Dans des forêts, dans des océans, dans des mers. Des mers de glace. N'importe où, sauf ici. C'est comme si cette église était ma propre mer de glace, grande, froide, oppressante. Je prie, la tête baissée et les mains glacées, le cœur de plus en plus figé.


C'est cela, l'effet que ça me fait, d'être dans ce lieu, toujours, encore. Comme une seconde maison, sans l'atmosphère familiale, plus sinistre. Non, pas une mer de glace. Une prison de glace. J'oublie de baisser la tête l'espace de deux secondes, perdue dans mes pensées, les phalanges blanchis par mes mains jointes avec trop de force. Je retiens de justesse un soupire de désolation en constatant que comme d'habitude, les seules personnes présentes sont âgées de 50 à 80 ans. Je suis définitivement la seule personne ici à avoir une peau lisse et encore tendue, des joues rosées par la vie. Je finis par recevoir un coup de coude de ma mère, sûrement pour me ramener dans le droit chemin, celui du respect, car pour l'instant, en ce lieu, mes seules pensées ont pour devoir d'être uniquement tournées vers Dieu. Je sursaute très légèrement, un peu surprise, revient complètement à moi et affiche un léger sourire pour m'excuser, avant de me concentrer, et de surtout, respirer. Inspirer, et expirer. Je répète mon rituel, celui qui guide et trace mon destin. Au nom du père, du fils, et du saint esprit. Stupide prière et stupide église.

Ma mère, c'est cette personne qui me rappelle d'être concentrée, d'être présentable et de ne jamais perdre mon sourire, peu importe la situation, le moment de la journée. Parce que c'est ce que font les gens polis et bien élevés. Et que je suis une de ces personnes, j'ai été élevé de façon à le devenir, à ce que ça soit gravé en moi, comme un automatisme. J'y croyais, avant, en mon destin qui était d'être une copie plus jeune de ma mère et de la rendre fière. Et je m'appliquais, autrefois, je m'appliquais vraiment. Toujours présentable et glissée dans la peau de la fille parfaite jusqu'aux bouts des ongles. Et peut-être qu'au final j'aimais ça, que ça me permettait de savoir qui j'étais. Mais les années ont passées, les temps ont changés et l'angoisse m'a gagnée, a glissée sur ma peau, s'est incrustée dans mes draps et a bercée mes nuits de douces insomnies hantées par de vieux démons de minuit.

A l'heure d'aujourd'hui, mon vernis à ongles est écaillé et je ne fais plus que hocher la tête pour affirmer ses paroles, et lui montrer que malgré les cernes sous mes yeux que je me dois de cacher tous les matins, je reste et je resterai cette fille que j'ai toujours été. Seulement que maintenant, je suis un peu plus épuisée.

Je mets la table sans que ma mère n'ai à me le demander, parce que c'est mon rôle, d'aider. Puis je me dirige vers la porte pour dire bonjour à ma grande sœur et son mari.

-Bonsoir Victoire. Ravie de te voir Simon. Comment allez vous ? Je leur adresse un joli sourire qu'ils ne me rendent que brièvement, trop occupés à répondre déjà aux tonnes de questions de ma mère qui les assailles, et me recule après les avoir prit dans mes bras de la manière la plus infime possible.

Je me retire un peu de la conversation, ne les coupes pas et les laisses continuer sur leur lancée. Victoire se tient toujours très droite, la poitrine compressée par un corset bien trop serré. Elle sourit, un joli sourire souligné par son élégant rouge à lèvres rose pâle, quelque chose de discret, comme il le faut, parfaitement présentable. Mais je l'ai longtemps regardé, ma sœur, et j'ai réussi à décerner cette petite crispation aux coins de ses lèvres, celle qui montre qu'elle ne réserve que son beau sourire aux personnes qu'elle souhaite. Personnes dont je ne fais définitivement pas partis. Comme si, dès qu'elle posait son regard sur moi, son esprit se fermait et devenait aussi froid que son cœur. Me concernant, sa méchanceté n'est pas que périodique.

Elle est là, ancrée dans ce fossé qui nous sépares depuis toutes petites. Mais je la laisse me détester, ne sachant pas quoi et pourquoi riposter. Elle me lance un léger regard de travers, discret, que moi seule puisse remarquer. Elle s'assoit ensuite à table suivie de tout le monde, de moi, et nous posons tous en même temps notre serviette en coton sur nos genoux. Nous lions automatiquement nos mains, fermons les yeux, et remercions le seigneur pour ce dîner qui nous est offert. Puis prudemment, je plonge ma cuillère dans mon bol de soupe, puis je commence à manger, relevant les yeux vers Simon, assit en face de moi.

Son regard est déjà posé sur moi, l'air hautain et déterminé. Il est impressionnant, Simon, dans sa façon d'être et de penser. Mais il est impressionnant d'une façon qui me donne la chair de poule, qui me fait sentir un picotement dans la nuque. Yeux sombres et amer, noirs et toujours aux aguets qui lancent des éclairs de haine et de dominance. Ça me force à regarder autour de moi pour échapper à cette mauvaise énergie qui me prends les tripes. Comme cette fois où j'ai presque eu l'impression que sa main avait frôlée mes fesses en passant derrière moi dans la cuisine. Un frôlement un peu trop appuyé pour être accidentel.

Depuis, je m'attends un peu à tout venant de lui, comme venant de ma sœur, car ni l'un ni l'autre n'a beaucoup de bonté en lui, autrement, ils ne seraient pas mariés à l'heure d'aujourd'hui, de toute évidence.

-Tu as ton cours de comédie demain ? La voix imposante de ma sœur retentit dans la salle, avale tout oxygène. Je pose ma cuillère comme pour lui consacrer mon entière attention, alors qu'en réalité, j'essaye seulement en vain de faire bonne figure pour éviter la souffrance du soir. --Oh non, j'ai arrêté de prendre ce genre de cours. De toute façon, la seule qui a toujours été douée pour la comédie ici, c'est elle.

Elle hausse les sourcils, son visage se referme, comme si celle qui se cachait sous son masque d'adorable fille refaisait surface. Elle appuie ses coudes sur la table, comme pour se surélever, montrer qu'elle est tant supérieure à moi. Ma mère tressaille et lui donne une légère tape sur le bras pour qu'elle cesse d'avoir ce comportant mal polie dont elle n'a pas l'habitude de faire preuve. Mais elle ne bouge pas, me fixe, longtemps, tellement longtemps que malgré moi et sans aucune raison, mes joues commencent à chauffer. Alors je finis par couper ce silence pesant et désagréable.

-Qu'est-ce qu'il se passe, pourquoi fais-tu cette tête ? Je n'ai peut-être pas parlé assez fort, peut-être même que ma voix n'est pas parvenue à ses oreilles, mais en tout cas elle m'ignore, tourne la tête vers ma mère, Lucie, d'un air agacé. C'est elle qui l'avait convaincue de m'inscrire à ce genre de cours de comédie, alors qu'elle savait pertinemment que ce n'était pas fait pour moi, et combien même j'essayais, je n'arrivais pas à m'y intéresser.

-Vous la laissez abandonner cette activité ? Que va-t-elle faire d'autres ?
-Eh bien, elle remplace ses cours de comédie par des cours de catéchisme, ce qui est bien mieux non ?
-Bien sûr que non, elle a déjà des cours de catéchisme le vendredi soir.
-C'est vrai, en effet.

A des années lumièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant