Le premier baiser qu'ils ont échangé a aussi été le dernier. Les heures, les jours qui ont suivi, ils les ont utilisés au profit de leur enquête, au profit des enfants dont ils cherchent la provenance du mal – sans jamais la trouver. L'Homme de la Lune n'a rien appris de plus depuis qu'il sait que le croquemitaine fait partie du complot.
Les journées ont servi à chercher des indices, une quelconque trace de Pitch qui puisse les mettre sur la piste. Ils ont protégé un maximum d'enfants le soir. Et alors que d'autres disparaissent, se trouvent remplacés, les lumières sur le Globe ne s'éteignent pas – pourtant chaque Gardien sent ses forces s'amenuiser. La tension, la frustration, même la peur sont à leur comble.
Jack autant que Harold trouve parfois, durant quelques minutes, quelques secondes, du réconfort en l'autre. En sa présence, comme un soutien. Leurs responsabilités, Jack en tant que Gardien, Harold en tant que chef, sont alors portées par quatre épaules plutôt que deux et ils s'en sentent comme plus forts, rassurés. Alors que Fée, Nord, Bunny et Sab sentent grandir en eux-mêmes la peur instaurée par Pitch et cette figure féminine qu'ils ne connaissent pas, Jack et Harold combattent chacun la peur intérieure de l'autre. En quatre mots, le duo fonctionne bien.
L'attirance, l'amour, grandissent également. Ils se jettent de plus fréquents coups d'yeux, leurs peaux entrent en contact plus souvent qu'auparavant, sans raison particulière. Les taquineries qu'ils se lancent ont comme quelque chose de plus, peut-être dans le fond de leur voix, le fond de leurs pensées, le fond de leur cœur, quelque chose, par exemple, que Bunny et Jack ne partagent pas – alors qu'ils se chamaillent quotidiennement depuis vingt ans.
Mais depuis hier soir, Harold réfléchit. Il pense à des sujets qu'il n'apprécie pas trop, qui lui font un peu mal, il essaie de les oublier mais ils reviennent tout le temps. Il a mal dormi cette nuit. Les autres nuits aussi, d'ailleurs, c'est sûrement la fatigue qui le fait réfléchir.
Il est pourtant bien obligé d'admettre que la logique de ses réflexions est implacable, et c'est sûrement ça qui le peine à ce point.
Aujourd'hui, la présence de Jack dans son environnement – ou plutôt sa présence dans celui de Jack – ne le rassure pas. Il est tendu, sur ses gardes. Il a mal au cœur et à la tête aussi. Même s'il ne les voit pas, les autres ne le comprennent pas, ne peuvent pas le comprendre, les Gardiens ont la chance de n'avoir jamais la migraine.
Il est midi. Harold et Krokmou mangent. Jack, qui n'en a pas besoin, arrive seulement parce que Harold lui a dit qu'il aimerait bien lui parler. Bizarrement, l'Esprit s'en sent crispé.
« Tu voulais me parler ? » demande-t-il et Harold tente d'empêcher ses poils de se hérisser, son cœur de sursauter, ses yeux de papillonner, sa voix de flancher quand ses oreilles entendent ce son chaud et rauque à la fois qui lui enveloppe les entrailles. Le viking en baisse les yeux, il a la détermination qui flanche.
La vérité, c'est qu'il se sent vraiment mal. Il a quitté Beurk depuis bientôt un mois, ça fait un mois qu'il est tout seul, avec Krokmou, dans un monde qui n'est pas le sien et qui ne fait pas partie de ceux qu'il aime à découvrir. Un mois qu'Astrid n'est pas là pour l'épauler, le raisonner, lui souffler ce qu'il a à faire. Un mois qu'il est perdu, avec les autres et avec lui-même. Qu'il pense à son village dont personne n'a conscience ici, qu'il se demande s'il pourra y retourner un jour. Qu'il pense aux enfants. Beurk n'est pas immense et Beurk n'est pas comme toutes ces villes, comme Burgess, comme ces contrées présentes sur le Globe auquel se réfèrent toujours les gardiens. Beurk n'est pas un village protégé. Beurk n'a sûrement plus un seul enfant dans son état normal. Et personne ne trouve comment faire pour les aider, même pas ceux dont c'est le rôle. Et personne n'est là pour lui rappeler qui il est. Ni sa mère, ni Astrid. Et Krokmou, et Jack, ne sont pas capables de le faire. Ce n'est pas inscrit dans leur personnalité.
Alors, ça fait beaucoup.
Il est seul dans un monde qu'il n'aime pas.
Ses amis, ses soutiens, ne sont pas avec lui.
Son village se perd, peut-être même se meurt.
Il n'est pas sûr de pouvoir rentrer.
Il est amoureux d'un Gardien.
Et ça, c'est la goutte de trop.
« Harold ? insiste Jack et il vient s'agenouiller face à lui qui est toujours assis, prend son menton entre ses doigts gelés. Dans ses yeux se lit l'inquiétude. Dans ceux d'Harold pointent des larmes.
– Je suis mortel, Jack », lâche-t-il de but en blanc.
Le premier réflexe de Jack est de répondre que lui aussi. Il ouvre même la bouche pour le lui dire. Et la referme. Harold a toujours les yeux qui se remplissent mais le lit ne déborde pas.
Oui, Harold est mortel et Jack a préféré ne pas y penser jusqu'ici. Parce que pour lui aussi, ça fait beaucoup.
Il est Gardien de l'Amusement et n'arrive plus vraiment à rire.
Il doit protéger les enfants, a promis de le faire et n'est pas efficace.
Les enfants qu'il protège sont menacés par une entité dont il ne connaît rien, dont personne ne connaît rien et même l'Homme de la Lune ne sait pas les aider.
Il est plongé dans un climat de peur et de tension qui le perturbe beaucoup.
Le seul qui l'en protégeait par moments a peur aussi et se sent mal.
Il ne sait pas réconforter les gens.
Il est amoureux d'un mortel.
Lui est presque éternel.
S'il veut se laisser le droit d'aimer ce mortel, il devra :
Le voir vieillir.
Le voir tomber malade. Peut-être par sa faute.
Le voir mourir.
Vivre sans lui après sa mort.
Il ne voulait pas y penser. Il voulait laisser Harold et sa mortalité de côté le temps de remédier au problème des enfants, le temps de trouver leur ennemie, et Pitch, et les combattre, et sauver les enfants. Il voulait profiter un peu de faire semblant de ne pas savoir le risque qu'il encourait à s'attacher au Viking et réfléchir à tout ça plus tard. Mais Harold vient de tout faire revenir, il vient d'ouvrir le chemin de son cœur aux brisures et à la peur. Jack en lâche son menton. Dans ses yeux aussi brillent des vaguelettes.
Ils devraient s'embrasser. Ou au moins, se prendre dans leurs bras. Mais aucun n'a la force de soutenir l'autre sans s'effondrer lui-même. Alors Jack finit par partir et les barrières s'effondrent, les gouttes de pluie tombent sur leurs quatre joues sèches. Krokmou vient s'allonger aux côtés de Harold, qui enserre son cou et ne veut pas pleurer, parce qu'il est un chef, un meilleur ami, parce qu'il est Harold et que Harold ne pleure pas.
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Cauchemars d'enfants - HIJACK
FanfictionQuinze ans après la nomination de Jack en tant que Gardien, les Cinq Légendes assistent à un problème d'ordre planétaire : la nuit, les enfants du monde entier se lèvent et sortent de chez eux, appelant une mère qui n'est pas la leur. Ceux qui ont é...