Chapitre XI - Jusqu'à la fin

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« Doutez que les étoiles ne soient de flamme

Doutez que le soleil n'accomplisse son tour

Doutez que la vérité soit menteuse infâme

Mais ne doutez jamais de mon amour. »

– William Shakespeare

Jack et Harold ont fini par être tranquilles. Après le tumulte de la bataille, Sab et Nord ont renvoyé les familles chez elles, les guerriers vikings sont rentrés à Beurk les uns après les autres et il n'y a plus qu'une trentaine de personnes sur l'île calcinée de Frigg. L'Esprit et le chef ignorent encore si leurs amis les ont volontairement laissés seuls ou s'ils avaient juste autre chose à faire.

« Tu m'as fait peur » est la première phrase qu'Harold trouve à dire. Ses yeux baissés regardent ailleurs. « J'ai cru que... »

Jack n'ose pas le regarder non plus. Son cœur bat aussi fort que celui du viking et il est mal à l'aise, gêné d'en être là, à ce moment-là, ce moment post-combat qu'ils attendent depuis si longtemps tout en en ayant peur, ce moment auquel ils ont reporté tout ce qu'ils ont vécu à deux, les explications, les réflexions, la sagesse, l'amour. Ce moment qui fera de leur histoire une naissance ou une mort, quelque chose de mort-né ou quelque chose de vrai, de concret, de vivable.

« Est-ce que tu aimes Astrid ? »

Le viking relève la tête, assez surpris par la question. Fronce les sourcils, le croyait-il du genre à tromper sa femme dans son dos, et mettre en jeu les sentiments d'un amant quelconque ?

« C'est ma meilleure amie. »

Un très léger soupir de soulagement émane du Gardien, qui fait quatre pas vers lui. Ils sont physiquement très proches l'un de l'autre. Leur différence de taille pousse Jack à lever le menton vers Harold, et Harold à baisser le sien vers Jack, pour qu'ils puissent toujours rester yeux dans les yeux. Perturbé par leur proximité, Harold est presque prêt à reculer.

« Ça ne pose pas de problème si je fais ça, alors ? »

Dans les yeux du plus petit brille une malice qui s'en était allée. Un léger sourire point sur ses lèvres et il se dresse sur ses doigts de pieds, penche la tête, colle leurs lèvres, passe les bras autour de son cou, ses épaules, les mains dans ses cheveux. Par automatisme, Harold pose les siennes sur ses côtes.

Il est surpris par ce baiser. Parce que Jack n'est pas tactile. Jack était déjà physiquement distant avant qu'ils soient en froid, Jack ne serre jamais ni de main ni de corps, Jack n'ose même pas rendre ses étreintes à Fée. Ça le gêne, tout ça. Et qu'il soit le meneur de ce jeu à deux-là, qu'il soit à l'origine de ce rapprochement, la jambe responsable de ce pas en avant, chamboule le viking plus qu'il ne l'aurait cru. Harold ne peut pas cesser de réfléchir, se demander pourquoi, ce que tout ça veut dire, il a même l'impression que cette action contraire à celles que Jack a l'habitude d'agencer n'est rien de plus qu'un effort de sa part pour lui dire adieu dans les formes.

Il a les larmes aux yeux quand le baiser se rompt, le cœur qui bondit, qui rugit sa colère et son désespoir, qui est tombé à terre, à peine vivant et qui rampe pourtant, qui lève une main vers ce ciel où Jack repartira. Il ne veut pas qu'il s'en aille, qu'il le laisse tout seul maintenant qu'il a appris à partager sa vie avec quelqu'un d'autre qu'un ami, un parent. Il a déjà perdu son père. Il y a déjà une place dans son cœur qu'on a laissée vacante et qu'on ne saura plus combler avant le Valhalla. Un autre de ses piliers ne peut pas s'effondrer, pas maintenant, pas comme ça. Pas pour ça. Harold resserre leur étreinte et Jack sourit, très légèrement, presque avec peine, pose un baiser furtif sur l'extrémité gauche de sa mâchoire carrée.

« Je... »

Harold ne sait pas. Harold ne sait pas ce qu'il veut dire, ce qu'il doit dire, ce qu'il serait juste de dire. Peut-il seulement lui demander de leur donner leur chance, de courir le risque de l'aimer en sachant qu'il vieillira, qu'il mourra et que lui restera toujours jeune, avec son corps de quatorze ans, veuf pour des dizaines, des centaines, des milliers d'années, veuf pour l'éternité sans pouvoir rien faire d'autre que vivre avec, sans pouvoir espérer le rejoindre bientôt, comme son père attendait de rejoindre sa mère ? A-t-il le droit de lui imposer ça ? Ce n'est pas lui qui souffrirait. Ce n'est pas lui, le condamné. C'est Jack. Il ne peut pas. Tant pis pour lui ; une souffrance humaine ne peut être éternelle. Un humain meurt. Pas un Gardien.

Alors il le relâche, s'apprête à s'éloigner. Jack aussi a les larmes aux yeux. Harold aimerait lui dire de partir maintenant, de s'en aller, de rentrer chez lui, à Burgess, dans son monde, sa dimension. De ne pas faire durer ces adieux qui sont déjà trop longs, parce qu'il est comme déjà parti. Son corps est là et pourtant Harold sait depuis des jours que Jack n'est plus avec lui.

« Est-ce que tu m'aimes ? » demande celui-ci.

Harold a le cœur qui sursaute.

Oui,

je t'aime,

j'aime ce que tu fais,

j'aime ce que tu dis,

j'aime ce en quoi tu crois,

j'aime tes airs de gamin,

de crétin,

quand tu t'inquiètes pour les enfants,

quand tu provoques les gens,

quand t'oses pas t'approcher,

parce que t'es pas habitué,

pas prêt,

j'aime la douceur que t'as,

quand t'es là,

quand t'es toi

et quand t'es avec moi,

j'aime les rêves que tu chéris,

l'amusement que tu protèges,

je t'aime surtout quand tu souris,

et quand tu joues avec la neige,

j'aime Jack Frost, j'aime un Esprit,

un Gardien qui joue et rit,

je suis mortel et j'aime, moi

un jeune homme qui ne l'est pas

« Oui », souffle Harold en baissant à nouveau ses yeux tous pleins d'une pluie qui tombera un jour, comme l'aveu d'une faute qu'on paiera pour toujours.

Jack sourit un peu plus et pose ses doigts froids sur ses joues, lui fait lever les yeux. Il est triste et en même temps il rayonne, avec ses cheveux blancs, ses yeux bleus qui pétillent, son sourire revenu d'entre les catacombes.

« Alors ça peut se faire. »

Et il l'embrasse encore, et Harold frissonne, ça n'a plus le même ton, plus le même goût que tout à l'heure, plus celui du départ, plus celui des adieux, celui d'une promesse, une force, un courage, un amour qu'il n'est pas sûr de mériter, un amour que Jack a choisi tout seul, auquel il a décidé de donner une chance, et ça vaut tout, cette décision, ça vaut la distance, leurs deux dimensions, ça vaut la vieillesse et la mort et l'attente, la séparation, la peine, le chagrin, ça vaut tout ça et tellement plus, ça vaut la joie et les sourires, les rires, les jeux, les gamineries, le bonheur, l'hédonisme, ça vaut tout et ça vaut eux deux. Ensemble pour des années, jusqu'à la mort, le Valhalla. Et quoi ? Ils finiront bien par se retrouver, la Terre ne peut pas séparer pour toujours deux personnes qui s'aiment.

Cauchemars d'enfants - HIJACKOù les histoires vivent. Découvrez maintenant