Je dois l'avouer : je ne l'avais pas vu venir.
En général, je faisais toujours en sorte d'éviter de me retrouver dans des situations à problèmes. J'esquivais les tensions et les engueulades parce que ça me lourdait.
J'étais loin de me douter qu'un comportement comme le mien était en réalité une aberration aux yeux de mes amis. Ils adoraient se prendre la tête. Ça constituait même une sorte de but à atteindre. Mieux : un choix de vie.
Bien entendu, je savais que les gens aimaient baver les uns sur les autres et que c'était même nécessaire si on voulait entretenir la conversation le vendredi soir à la Casa Cubana ou le samedi à la fête chez Gautier ou chez Hugues.
En général, ça bitchait sévère sur les potes qui n'étaient pas là. Par conséquent, je faisais toujours en sorte de ne manquer aucun des rendez-vous du weekend. Ce qui était un peu débile de ma part, parce que sincèrement, je n'imaginais pas du tout sur quel sujet ils auraient pu casser du sucre sur mon dos... comme disait mon grand-père, à l'époque où on utilisait de jolies phrases au lieu des néologismes de l'urban dictionary.
La première fois où j'avais assisté à une crise de nerfs, ça m'avait fait très bizarre. J'essayais alors de trouver des mots pour apaiser la situation, relativiser les colères et ramener l'harmonie au sein du groupe. La bande me lança des yeux choqués et se détourna progressivement de mes conseils avisés et de mon emphase bienveillante.
Je compris peu à peu que le drama était une chose sacrée qu'il fallait respecter. Il permettait de donner un rythme à la vie du groupe; il était à la fois cause de haines passagères et catalyseur des liens d'amitiés retrouvées.
En gros, le psycho-drame servait à ne pas trop s'ennuyer et à se donner de l'importance.
La cible d'un drama était d'ailleurs à la fois victime, scénariste et responsable des crises émotionnelles. Il fallait à la fois la blâmer et la consoler. Le plus intéressant était lorsqu'on devait choisir un camp. Là, c'était le pied total !
La colère dramatique, quand il y avait des menaces de scissions, prenait une saveur incomparable et les conséquences paraissaient alors prendre des proportions bibliques.
Et plus la raison était futile, plus l'avalanche de merde était épique.
Bref.
Le premier shitstorm auquel j'assistai me parut incroyablement pitoyable.
Il concernait Poupette et Mathias, une fille et un gars qui périclitaient vaguement autour du noyau central de la bande et qu'on fréquentait de temps en temps.
Poupette (je ne sus jamais quel était son vrai nom) et Mathias étaient tous les deux au lycée à cette époque. Ils fricotaient plus ou moins ensemble sans pour autant constituer un véritable couple légitime.
Un jour, ils décidèrent de franchir le pas et de s'adonner à des activités sexuelles un mercredi après-midi après les cours.
Poupette qui était un peu prude mais voulait quand même s'encanailler un tout petit peu, accepta de branler Mathias. Avec ses pieds.
Comment Fanny appris ce détail, peu importait. Elle le savait et elle trouvait ça dégueulasse. Comme on n'avait jamais vraiment réussi à bitcher correctement sur Poupette, c'était une occasion en or.
Fanny estima que Poupette était une sale pute et que ça ne se faisait pas de branler un mec avec les pieds. C'était indigne, sale et immoral.
Devant la gravité de la situation, les filles lui donnèrent raison, les garçons pesèrent le pour et le contre et admirent eux aussi, que c'était pas bien.
Perso, je trouvais ça limite mignon, venant de la part d'une petite snobinarde coincée comme Poupette. J'avais vu des vidéos qui relataient des pratiques bien plus hardcore sur les conseils de Daniel qui semblait connaître tous les sites internet répertoriant les films amateurs de la région.
Poupette, les petons inondés de foutre. Vous imaginez le tableau ?
Et si la mère de Fanny apprenait ça ? De quoi elle aurait l'air si sa famille apprenait qu'elle fréquentait une petite salope mijaurée comme Poupette ? Comme si elle n'avait pas déjà assez de problème à cause des affaires de son père...
C'était intolérable : il fallait prendre des mesures coercitives contre cette mini-pute.
En l'occurrence l'empêcher de venir à la fête le mois suivant chez les frères Tal-Tal.
Quand elle annonça cette condamnation, les gars et les filles de la bande explosèrent.
Certains étaient entièrement d'accord, on ne pouvait accepter sa présence chez Monsieur Talouin, le directeur et propriétaire de Fene'strass, la plus prestigieuse entreprise de fenêtres du département ! Imaginez si elle décidait de se mettre pieds nus pour danser sur la moquette !
L'autre moitié de la bande était plus circonspecte. On ne pouvait pas réellement l'empêcher de venir. Après tout elle avait été invité depuis le début de ce projet et l'anniversaire de Matt était une fête beaucoup trop importante. Si on lui refusait l'entrée, Poupette serait capable de chouiner et de convaincre au moins dix ou quinze personnes de ne pas venir. En plus Matt aimait beaucoup Poupette et il risquait de très mal le prendre.
Tim, le demi-frère de l'intéressé fut pris à parti en l'absence de Matt autour de la table ce soir-là.
Il fronça les sourcils et réfléchit intensément à la question.
On attendait de lui une décision ferme et absolue.
Est-ce que oui ou non, Matt devait demander à Poupette de ne pas venir à sa fête d'anniversaire parce qu'elle avait branler un nobody avec ses pieds ?
Dilemme.
Poupette l'avait sans doute fait sans penser à mal. Mais c'était quand même dégueulasse et elle n'aurait jamais dû s'en vanter. D'un autre côté, elle et Matt étaient amis depuis le collège et ils étaient sortis ensemble à plusieurs reprises. En plus si elle ne venait pas, elle risquait de se plaindre à sa grande sœur qui était la capitaine de l'équipe de handball féminin, et si on n'avait pas les filles de l'équipe de handball à la fête, ça craignait. L'équipe de hand constituait un atout trop important pour le swag de la soirée : c'était une quinzaine de meufs entre 18 et 22 ans, toutes méga-bonnes et pour la plupart célibataires.
Non ! On ne pouvait pas sacrifier Poupette.
Fanny s'offusqua et se mit à pointer du doigt tous les mecs assis autour de la table. Mélanie pris sa défense : c'était inacceptable !
À ce moment-là du débat, Joss se pencha vers moi pour me préciser que Mélanie essayait de convaincre Matt de sortir avec Fanny et que Tim avait des vues sur la besta de Poupette, une certaine Milly (a.k.a. Émilie).
Voilà qui expliquait mieux la fronde de Fanny.
Par contre, je ne comprenais pas pourquoi c'était Lany qui jouait l'entremetteuse. Après tout Lany et Matt couchaient ensemble depuis des années et partaient à l'autre bout de la France en vacances chez la mère de Matt tous les hivers.
Lorsque je cherchai à avoir le fin mot de l'histoire, Jocelyn me révéla que... c'était compliqué.
La décision ne fut pas tranchée ce soir-là, mais les échanges houleux se poursuivirent pendant quatre semaines par téléphone, skype, messageries, sms et autres statuts FB à fortes connotations passives-agressives.
Finalement tout le monde vint à la fête chez Matt sauf les filles de l'équipe de handball qui avaient un match à Saint-Quentin.
Le groupe de Fanny se réfugia dans la cuisine pour bitcher toute la nuit tandis que le reste de la bande vidait des bières et du whisky dans le séjour, jouait au billard dans le salon, fumait des clopes dans le garage ou se roulait des pelles dans une des six chambres de la villa de Monsieur Talouin.
Moi je sirotais un gin sur le canapé et j'épiais autour de moi à la recherche d'un nouveau shitstorm pour passer le temps.
Entre temps tout le monde avait oublié pourquoi Poupette était une connasse et Matt et Lany s'étaient remis ensemble avec la bénédiction de Fanny qui, elle, était tombée amoureuse d'un sous-officier de la brigade.
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Drama Kingdom
General FictionTout va bien à Angevilliers, petite ville de province où vit une bande de jeunes gens cool assoiffés de drama et de crises existentielles sordides. Tout du moins jusqu'au jour où deux potes décident de sortir avec un couple de BFF aussi jalouses que...