« Charles ? C'est toi ? »
Chose étonnante s'il en est, les pompiers connaissaient Busard par son prénom. En fait, pas si étonnante que ça. À force de le ramener chez lui presque tous les quinze jours, les gars du service d'intervention connaissaient son adresse et avaient sympathisé avec ses parents. Parfois ils restaient prendre le café chez eux, selon l'heure à laquelle ils rapatriaient le jeune homme alcoolisé. Mais le plus souvent, c'était en pleine nuit ou au petit matin, lorsqu'un Angevillin découvrait à l'aurore le corps évanoui de Charles Busy en train de dormir dans une flaque de vomi sur le perron de sa maison, dans sa pelouse ou dans son local poubelle. Quelques fois Busard se servait d'un paillasson comme oreiller ou comme couverture, dans un ultime réflexe de survie avant de sombrer dans un coma éthylique bien mérité.
Nous autres, ça nous faisait plus ou moins rire parce que Busard restait tout de même un cas d'étude incroyable en terme de conneries. Dès que le début du weekend sonnait (soit le mercredi soir pour lui), il sortait de sa chambre où il croupissait malade depuis le dimanche et se remettait à arpenter les rues de la ville, la plupart du temps trois pas derrière son frère Kévin, et immanquablement à la recherche de bouteilles d'alcool.
On avait pris l'habitude de le voir partir en sucette à peu près n'importe quand. En boîte de nuit, il se faisait régulièrement vider par les physionomistes dès qu'il se mettait à vomir sur ses godasses et sur la moquette dans son sommeil. Il passait alors le reste de la soirée enfermé dans le coffre de la bagnole de Gautier, qui avait aménagé l'endroit avec des bassines, des bâches en plastique, des couvertures de survie et une bouteille d'eau. Les retours de fête dans la 806 avaient des parfums de fin du monde, mais comme on était nous aussi bien cramés, on ne faisait pas trop attention.
Quand on partait en virée à Sordide-sur-Yvette ou à Saint-Quentin, il n'était pas rare que Busard s'éjecte de la voiture à un feu rouge, une bouteille de tequila ou de rhum à la main, pour une raison inconnue et avec un beuglement qui voulait sans doute dire : « Là-bas ! Vite ! Des mecs qui fument du shit ! ». Dans ces cas-là, on ne le revoyait pas du weekend et son frère devait venir le chercher deux ou trois jours plus tard sur le quai de la gare d'Angevilliers pour payer l'amende, vu que Charles n'avait jamais assez d'argent pour se payer le billet de train pour son retour.
Une fois, pour le jour de l'an, il avait commencé à sérieusement nous péter les couilles alors qu'on cherchait un bar où passer le milieu de soirée, entre le repas chez les Tal-Tal et l'ouverture des boîtes. Nous avions rempli nos sacs et nos poches de bouteilles et lui avait déjà fini son stock à 22 heures. Il quémandait de quoi entretenir son taux d'alcoolémie – vas-y, fais pas ta pute, donne-moi une bière, gros ! – et devenait franchement lourdingue. J'avais profité d'un arrêt pipi derrière l'église Saint-Marc dans le vieux quartier, pour pisser dans une canette et la lui tendre. Histoire de lui faire un peu fermer sa bouche. Tout bourré qu'il était, il avait quand même senti le coup foireux et avait refusé de boire un coup. J'étais un peu déçu par tant de sagacité. Au bout de trois pubs où on nous avait refusé l'entrée à cause de ses cris et de ses doigts du milieu adressés aux videurs, nous avions décidé de faire un détour momentané chez les jumelles qui habitaient dans le coin.
Nous n'allions pas souvent chez Amanda et Amandine parce que l'espace était limité. Par contre, leur appartement familial disposait d'un minuscule balcon très pratique pour se débarrasser de Busard. Double vitrage et rideaux épais. Une fois enfermé dehors, on ne le voyait plus, on ne l'entendait plus. La soirée put se poursuivre dans une ambiance chaleureuse et détendue.
Le lendemain matin très tôt, les parents des jumelles avaient téléphoné aux pompiers pour signaler qu'un garçon ivre avait grimpé le long de la gouttière pour venir vomir dans leurs géraniums et qu'ils avaient peur de lui ouvrir la porte-fenêtre, tant celui-ci était énervé et sans doute encore sous l'emprise de drogues dures.
Une des rares fois où Busard était parvenu à rentrer chez lui tout seul, sans l'aide de son frère, d'un copain ou d'un convoi médicalisé, il s'était affalé sur le canapé du salon et avait allumé la télé à la recherche d'un programme divertissant pour terminer sa soirée. Il arrêta son choix sur un vieux boulard des familles et comme il avait un petit creux, il décida d'aller se préparer des pâtes à la cuisine. Il mit à bouillir de l'eau, du sel, de l'huile de tournesol et un kilo de spaghetti. Puis il alla se branler devant Katsuni. Son devoir accompli, la mi-molle encore à la main, il s'endormit du sommeil du juste.
Lorsque ses parents comptèrent leurs enfants réunis en pleine nuit sur la pelouse du pavillon, il s'aperçurent qu'il en manquait un, sans doute perdu quelque part dans la fumée épaisse qui avait envahie toutes les pièces. Son père le trouva, caleçon sur les chevilles, bite à la main, inconscient devant une rediffusion de « La Philo selon Philippe ». Il le gifla et le secoua du mieux qu'il put pour le réanimer, mais il était extrêmement difficile de réveiller le jeune Charles quand il avait picolé. À ma connaissance, la seule manière de le sortir de sa léthargie, consistait à lui agripper les couilles avec un aspirateur très puissant (type Dyson 3 000 watts) doublé d'un seau d'eau glacée renversé derrière les oreilles. Mais ça, le père Busy ne le savait pas. Il finit par soulever le corps inerte de son rejeton avant de foncer tête baissée dans le nuage de fumée qui le séparait de l'extérieur.
Après cet incident qui nous fit beaucoup rire, on ne revit plus Busard pendant plusieurs semaines. Son frère était assigné à résidence et ne sortait plus de chez ses parents que pour donner un coup de main à ses oncles et tantes sur les marchés de la région. Il ne voulait pas commenter l'accident et feignait l'ignorance quand on le croisait derrière son étal de fringues démarquées.
Je m'étais dit que c'était sans doute une bonne chose que les parents de Busard l'aient envoyé en secret dans un centre de désintoxication. J'espérais sincèrement que ça soit le cas. Que l'itinéraire chaotique du jeune homme prendrait une voie un peu plus constructive. Je craignais qu'il ne soit enfermé dans une chambre d'hôpital, branché à un respirateur automatique, guérissant doucement de séquelles d'une intoxication à la fumée.
Mais en tout cas, je n'aurais jamais, JAMAIS, pensé à la solution que ses parents lui avait réservée.
Je ne savais même pas que l'armée acceptait de prendre dans ses rangs des crétins aussi aboutis que Busard. Même pistonné par un cousin sous-officier dans les fusiliers-marins, ça dépassait l'entendement.
VOUS LISEZ
Drama Kingdom
General FictionTout va bien à Angevilliers, petite ville de province où vit une bande de jeunes gens cool assoiffés de drama et de crises existentielles sordides. Tout du moins jusqu'au jour où deux potes décident de sortir avec un couple de BFF aussi jalouses que...