I-Ballade givrée

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Mes doigts dansent sur mes petits démons blancs. Les notes s'envolent rejoindre l'astre lunaire qui me baigne de sa clarté. Je fais revivre la seule chose qu'il reste de ma famille.

Mon visage hurle de douleur. Autrefois, c'étaient les flammes qui tentaient de lécher mon visage... Aujourd'hui,c'est le froid de l'hiver. Des bourrasques de vent ramènent les notes contre ma peau et ballaient mes cheveux. Mes lèvres me lancent atrocement. Elle représente ma ténacité, celle de vivre.

Je n'ai plus que ce piano maudit pour seul compagnon... à moins que ce ne soit moi la damnée...

On m'a tout pris, ma famille, ma maison... Seul le piano est intact. Toujours immaculé de ce blanc clinique... L'instrument de torture préféré de mes parents, leur passion.

Ils me promettaient un bel avenir, il me semble bien sombre...

Je bascule ma tête en arrière laissant la blancheur de la Lune caresser mon visage. Elle pourrait être ma jumelle, j'ai une peau de porcelaine ainsi que des yeux bruns ambrés...un peu comme les étoiles. Quant à mes cheveux, ils sont d'un noir digne des ténèbres.

Si je m'arrête de jouer, ils m'y emmèneront, au creux de cette noirceur.

Je vais m'endormir et plus jamais je ne reverrai la Lune où ne sentirai le vent me gifler... Toute ma famille mourra pour la deuxième fois. Cette pensée m'est insupportable, fermer les yeux ne fait que me replonger dans cette terreur dans laquelle ils sont partis. Les entendre hurler de douleur, les sanglots de ma petite sœur voyant le jour depuis peu...Sa vie se terminant déjà. Et si c'était cela,l'enfer qui m'attendait ? Revivre inlassablement la scène de cette nuit dévorante.

Je dois rester éveillée, des démons bien pires pourraient me consumer. Les touches ne sont que de la nostalgie douce... Une mélodie rassurante, loin de l'impuissance face à la mort.

Un flocon me ramène à la réalité, il a décidé de se poser sur ma pommette, il est seul. Comme moi... Il a déjà fondu, il était éphémère. Comme moi ? Non. Ce n'est pas encore mon heure. Je ramène mes mains vers mon visage et forme un creux dans lequel je souffle. Mes mains sont d'un bleu violet magnifique... Elles me rappellent les Hortensia de ma maman... Et si j'essayais de trouver des gants, peut-être que j'arriverai à les trouver à travers les débris restant de ma chambre. Sans une once d'espoir, je me lance dans cette quête presque perdue d'avance... Je suis pessimiste, j'ai déjà réussi à trouver le manteau, le pull, le pantalon, les chaussettes, ainsi que les bottes qui m'ont fait survivre jusque-là. D'ailleurs, ces dernières émettent une mélodie toute particulière à la rencontre entre la neige et la cendre... Un couinement singulier dont je n'avais plus le souvenir. Restant assise sur le banc, à côté de mon piano, j'avais oublié. Et si tout pouvait s'oublier aussi facilement...

Tout effacer, redevenir heureuse. J'aspire à cette joie. Pourquoi personne ne vient me chercher... Pourquoi n'ont-ils pas tenté de retrouver nos cadavres... Ils auraient trouvé le mien encore en vie... Je ne suis jamais sortie de chez moi, je n'ai donc, par conséquent, pas eu le courage d'aller plus loin que mon jardin. Nous n'avons pas de voisin, peut-être est-ce la raison pour laquelle personne ne m'aide et ne m'aidera jamais.

A chaque instant, j'ai peur de fouler les ossements de ma famille... Je suis terrorisée à l'idée d'entendre leurs os se briser sous mes pas. Un instant mon esprit dérive, quel son produirait ce craquement... cette pensée lugubre me laisse entendre que je perds mon humanité.

Je rentre dans le salon, enfin ce qu'il en reste. La dépouille du canapé me rappelle quand mes parents s'y trouvaient, la veille de l'accident. Dans leurs bras, ma petite sœur. Je jouais pour eux. Pour ma petite sœur, qui n'arrivait à dormir seulement si le son du piano s'élevait dans notre petit salon. Son doux visage et ses fins cheveux blonds sont partis pour toujours.

Ma chambre était la plus éloignée, loin de l'endroit où sont nées les flammes. Je ne sais pas si j'ai eu de la chance, la solitude n'est pas douce à vivre. En y arrivant on est tenté de croire que les flammes l'ont oublié, elle et moi nous avons été épargnées. Seule la porte est noircie, les flammes se sont permises de laisser leurs empreintes. Les recherches restent néanmoins compliquées, les flammes ont fait s'effondrer l'étage. Je m'étais réfugiée dans mon armoire en me bouchant les oreilles, suppliant le monde de s'arrêter. Chaque son était synonyme de douleur et ne semblait pas vouloir s'arrêter. Je ne sais comment j'ai fait, j'ai fini par m'endormir. Ou peut-être était-ce la faute de la fumée qui, elle, ne s'était pas arrêtée devant ma porte. En tout cas, elle n'a pas suffi à me tuer. Pendant que j'étais plongée dans un noir absolu, en tombant, le plafond à renverser l'armoire. Etant couchée sur le côté, les portes n'étaient pas bloquées. C'est pourquoi, à mon réveil, la fuite était facile. Mes gants devraient être dans cette armoire ou proche de cette dernière.

Une fois la porte ouverte, je me faufile sous mon lit, ce dernier aussi a constitué le tunnel de ma libération. Etant juste devant l'armoire, ces deux meubles ont soutenu le plafond. Je n'ai plus qu'à ramper jusqu'aux portes de cette dernière. Là encore, un miracle s'est produit : l'espace entre le lit et le placard était, à quelques centimètres près, exactement de la taille même que les portes. S'il avait été un peu moins grand, je serais morte de froid, allongée dans ce cercueil d'ébène.

Je glisse sur de nombreuses partitions. Elles ne me seront plus jamais utiles, à force de les jouer, elles sont devenues des gestes automatiques. Comme si j'étais née avec ce don. Je m'arrête un instant. Ma main s'est posée sur la partition « Nocturne Op. 9 No. 2 » de Chopin. Les notes qui s'envolaient tout à l'heure appartenaient à cette partition. La préférée de mes parents. Je devais la travailler sans relâche, j'étais censée la jouer lors d'un concours qui devait nous sortir de la misère. Si seulement ils s'inquiétaient de l'absence de la jeune fille de quatorze ans, Lisa Annélia. Ils sauveraient ma vie. Je n'y compte pas, ils n'ont que faire de ma présence. Ils ne m'ont entendu jouer qu'une seule fois, ils m'ont sans doute déjà oubliée. 

Mon absentéisme est probablement considérée comme un abandon. Une chose est sûre : aujourd'hui, j'aurais dû lire sur les visage de mes parents de la fierté ; de la foule de l'admiration ; et du jury, le respect et l'espoir. Que je représente dignement le nom d'artiste à travers les spectacles et les dates qu'ils m'auraient imposées et auxquelles je n'aurais pas pu me soustraire. Je ne pense pas que cela aurait fait mon bonheur. Je ne sais même pas ce que j'aime.

Je me ressaisit, j'ai une mission. J'attrape le pied de mon lit et me tracte avec le peu de force qu'il me reste. Mes affaires sont sans dessus dessous, ce joli amas m'a enveloppée et m'a permis de ne pas me faire mal lors de la chute de l'armoire. Je n'ai que très peu d'espace pour entamer ma recherche, je n'ai jamais pris la peine de regarder attentivement à l'intérieur de ce sac de nœud. Je ne fais que chercher l'objet de ma quête puis quitter cette atmosphère pesante. Je pense avoir trouvé un gant, je m'en empare. En effet il s'agit bel et bien de l'un de mes vieux gants noirs qui s'effiloche en partie. Il me manque encore l'autre. Je suis prise d'une crampe à l'estomac.

Ballade NocturneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant