II - Ballade diurne

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Cela va bientôt faire une semaine que je n'ai rien mangé. Je n'ai malheureusement rien trouvé, enfin je n'ai pas eu la force ni l'espoir d'entrer dans la cuisine. La chambre de mes parents se trouvait au-dessus et le plafond étant tombé... Je redoute le fait de tomber sur leurs ossements.

Je me calme et reprend mon souffle, ces crampes surviennent de plus en plus fréquemment. Sûrement pour me rappeler que, même si je suis prise de folie, mon enveloppe charnelle me rattache toujours à l'humanité. La douleur s'efface progressivement.

Combien de temps vais-je pouvoir tenir sans vivres.

J'active mes mains à la recherche du jumeau que j'ai en ma possession. Je ne vais quand même pas devoir partir bredouille... Ma main frôle une texture qui m'est familière, serait-ce l'autre gant ? Sauvée ! C'est bien lui ! Tient, ma main vient de frôler un sachet, un sachet de gâteaux secs et ...du miel ! Je ne me rappelle pas avoir caché cela ici... J'ai beau cherché, aucun souvenir ne me revient... Peu importe, je les prends avec moi et tente de me sortir de l'étau dans lequel je suis depuis déjà bien trop longtemps. Je suis bloquée, mon pied est coincé, j'enlève de mon manteau la nourriture et les gants, les dépose hors du lit puis me retourne. Ce n'est pas la botte qui est coincée mais des filaments de mon pantalon usé. Je tire de toutes mes forces, mais la prise est trop forte. Ils se sont glissés entre le pied du lit et la porte de l'armoire. Je me recule et essaye de soulever la porte. Je finis par y arriver, mais la faim commence à me peser. Tous ces efforts prennent mes dernières réserves. Mais je suis une battante. Je ne vais pas m'arrêter là. Je pose mon regard sur le miel, mon corps parle de lui-même. Je sens la faim appeler le miel. Je rampe vers ce dernier. Une fois hissée à l'extérieur, je récupère chaque objet et fuis la maison.

Je n'ai jamais autant savouré l'air gelé de l'hiver. Le soleil s'est levé, je ne pensais pas être rester aussi longtemps à l'intérieur. Je rejoins mon banc avec un engouement sans fin. Le piano est placé sous un kiosque en acier. Chaque pilier est orné de rinceaux finement sculptés. Mon père était ferronnier. Il excellait dans cet art. Ce kiosque était sa fierté. Mes parents avaient acheté le fameux piano à queue blanc pour fêter sa finalisation. Dans le salon, nous avions un piano droit noir, un héritage de ma grand-mère. Ce dernier est parti avec les flammes. Je rabats le couvercle avec douceur puis dépose le miel et les gâteaux. J'enfilerai les gants plus tard, je ne veux pas les salir sinon, quand je jouerai, ils saliront les touches du piano. Le pot de miel oppose une résistance, il ne se laisse pas ouvrir si facilement mais à force de m'acharner dessus, il cède dans un bruit sourd et m'offre son contenu. Une douce odeur sucrée vint réveiller mes sens et mon estomac.

Je n'avais pas juste faim, je mourais de faim.

Quant au paquet de biscuits, il se laisse faire avec une facilité déconcertante. Je m'empare d'un biscuit et le trempe dans le miel. Si ma mère me voyait, elle me gourmanderait. Le miel était habituellement utilisé lorsque nous étions malade, pour soulager nos gorges. Mais je pense que je peux m'autoriser cette gourmandise. Sans cela ma vie me quittera sûrement. Le côté sucré réveille mes papilles, comme si elles hibernaient. C'est un délice, mon visage s'étire, un rictus s'épanouie dessus. J'ai envie de jouer, je continuerai de me battre tant que le miel et les gâteaux me permettront de vivre. Je me résigne à ne manger qu'un gâteau. Je dois rationner, je ne sais pas si je retrouverais à nouveau de quoi manger. Je referme le pot et le sachet puis les dépose au pied du piano. Je soulève le couvercle, puis vient m'asseoir sur le banc. Je ne sais pas quoi jouer, mais pourvu que la mélodie soit joyeuse, je ne veux pas perdre si vite mon sourire et l'euphorie qui anime mon être. Je cherche, mes parents m'ont surtout acheté des partitions tristes. A croire que les génies et les artistes se sont entendus sur le sentiment à transmettre. Et si je devenais le génie ? Moi qui ai tant cherché à les copier, à devenir la perfection, le clone. D'abord hésitante, je ne fais que rejouer des enchaînements habituels, ma mécanique est trop présente. Je ne dois pas vivre, je dois exister.

La musique doit exister à travers une danse que seul mon instinct saura dicter à mes doigts.

Des rayons arrivent à percer à travers les nuages et viennent réchauffer ma peau. Je vais laisser cette sphère de feu guider mes doigts sur les touches. Mon cœur me laisse penser que lui aussi la sent, cette joie, ce plaisir de jouer. Je n'ai jamais aimé jouer. Mais là, j'éprouve un sentiment de satisfaction, je joue pour moi et non uniquement pour ma famille défunte. Je ne fais pas revivre le passé, je fais vivre le présent, et pourquoi ne pas imaginer un futur. Déterminée, je joue, puis laisse ma voix être un instrument. Un instrument qui a toujours été oublié, je devais me consacrer uniquement au piano. Mais il semblerait que chanter fait aussi partie de moi. Je me rappelle mon grand-père qui chantait à tue-tête en jouant avec moi. Je ne chante plus, je ris, ces souvenirs si joyeux ont raison de moi. J'ai oublié tant de choses. La vie ne s'est pas arrêtée pour moi. Les notes continuent de se mêler à mes éclats de rires.

J'ai pris ma décision, je ne veux pas mourir ici. Je vais quitter le passé pour de bon. Je bondis du banc, et ferme le couvercle. Je vais aller chercher un sac dans ma chambre prendre tout ce qui peut être intéressant, je ne vais pas attendre que l'on me sauve. Je ne perds pas de temps et cours jusqu'à la porte de ma chambre et je renouvelle le même effort. Une fois sous le lit et devant la porte de l'armoire, je l'abaisse. J'attrape le tout et le pousse jusque devant la porte pour examiner le tas. Je trouve assez rapidement un grand sac, je trie les vêtements et ne prends que des pulls que je pourrais superposer plus tard si le froid devient trop douloureux à supporter. Ainsi que des vêtements de rechange au cas où je trouverai un refuge qui m'accepterait. Même si je doute qu'ils acceptent une souillon.En continuant de chercher je tombe sur deux autres paquets de biscuits secs. Dans ma tirelire il n'y a que quelques pièces mais je ne perds rien à les prendre. Je me résigne aussi à prendre toutes mes partitions, peut-être pourrai-je les revendre. Je quitte la maison sans me retourner, je vais récupérer le miel et les gâteaux. Je glisse mes doigts une dernière fois sur les touches de mon précieux piano.

Je sors du kiosque, l'admire une dernière fois, c'est un adieu définitif avec le passé que je tenais à bout de bras depuis une semaine déjà. Je ne les oublierai jamais, mais ils ne m'empêcheront pas de quitter cet enfer.

Je vais pouvoir renaître des cendres, tel un phœnix.

Ballade NocturneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant