La première fois qu'elle avait écouté de la bonne musique, Charlotte avait quatorze ans. C'aurait été un mensonge de dire que cela n'avait aucun rapport avec sa crise d'adolescence : ses parents divorçaient officiellement, sa semaine au festival de Woodstock était annulée et, âge ingrat oblige, il lui arrivait plus en plus souvent d'éprouver une incontrôlable mélancolie douce-amer. Elle était dans sa chambre vidée de ses jouets, à pleurer pitoyablement quand sa grande sœur Pamela est entrée, son walkman à la main. Elle s'est assise sur son lit en lui tendant son casque. « Écoute. », a-t-elle dit, et Charlotte écouta. Plus que jamais auparavant, le bruit du métal hurlant déchira son cœur et son corps. Heroes était sorti depuis presque dix ans alors, mais elle n'y avait jusqu'à ce moment jamais prêté attention : avant ce jour, David Bowie n'était pour elle qu'un homme dont on prononçait le nom à la télé, les Ramones, un groupe que les grands mentionnaient pour se faire marginal et Jefferson Airplane, simplement un bruit de fond dans la boutique de sa mère. Mais ce son de guitare-là, il n'avait rien de comparable avec le reste du monde. C'était certainement ça, le bruit des étoiles. Sans s'en rendre vraiment compte, la petite avait arrêté de pleurer. Elle fermait les yeux.Quand la chanson s'est arrêtée et qu'elle ouvrit les yeux, Pam tentait de dissimuler son sourire. Elle lui intima alors de garder son walkman et ses cassettes « comme cadeau d'anniversaire en avance ». Charlotte l'a remercié, Pam lui a ébouriffé les cheveux et s'en est allée.
Du point de vue de n'importe qui, cela pourrait n'avoir l'air de rien. Mais pour CharlotteJay Hazelwine, c'était clairement un signe. Cette chanson, ce serait sa chanson. Charlotte croyait au destin. Elle se disait que c'était dans sa nature, de croire en beaucoup de choses ; Charlotte était l'une de ces âmes qui aiment aimer les choses de la vie, et qui trouve de la poésie en tout individu. C'était sa mère qui lui apprit à penser comme ça. Déjà quand elle était petite, Hynd lui disait des choses qui au premier abord ne semblaient pas signifier grand chose mais qui, en y pensant, pouvaient se traduire de mille façons. Elle lui lisait des recueils de poèmes d'Elizabeth Bishop et lui montrait des tableaux de Frida Kahlo dans ses vieux livres. Ces figures avaient non seulement appris à Charlotte à aimer l'art et tout ce qui le constitue, mais surtout à forger son propre caractère. Chez elle, on lui disait d'apprendre à vivre, parce que les gens sur Terre ne vivaient pas assez. Depuis, Charlotte Jay Hazelwine s'efforçait de faire en sorte à ce que chaque journée ne soit pas la même que la précédente.
Toutefois, en cet fin d'été 1989, la vie fut trop banale à son goût. Car à force de travailler dans la boutique de sa mère et d'être défendue de sortir hors de la ville, les journées de Charlotte se faisaient de plus en plus ennuyantes. C'était principalement pour ceci qu'elle avait décidé de partir en pleine nuit pour profiter encore un peu de l'été. Et ce jour-là n'était vraiment pas banal car Hynd, sa mère d'habitude d'un calme infini, fulminait.
- Qu'est-ce qui t'es passé par la tête, Charlotte ? tonna-t-elle. Fuguer en pleine nuit !
Elle répétait cette phrase comme si elle n'y croyait pas elle-même. Charlotte s'étonna du timbre que prenait la voix de sa mère, elle commençait à prendre de l'âge, et son ton comme enroué lui rappela celui de Janis Joplin. Hynd ne cessait de l'impressionner.
- Sans même donner de nouvelles ! reprit cette dernière. On était affolés : tu te rends compte à quel point ç'aurait pu être dangereux ?
- C'était pas dangereux, maman, je le jure, tenta-t-elle. J'voulais juste m'amuser.
- T'amuser!
Charlotte pensa que sa mère devait être à court de contestations, car la plupart de ses réparties contenaient une répétition. Elle remua sur sa chaise, serrant Salvador Dalí un peu plus fort contre elle. Charlotte n'aimait pas voir ces rides sur son front et son regard si franc s'agacer à son égard.
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youth
Randomquand la lune rencontre le soleil : qui a peur de grandir ? qui a peur d'une muse consumée ? qui a peur de la mort ?