Chapitre n°46 : Souvenirs (8)

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20 juin 2223

Je ne perds pas espoir. Tous les matins, après la torture, je me force à me lever. Je marche. Je m'étire. J'essaye de masser les parties endolories par les coups. Je me demande combien de temps cela va encore durer. Parfois, je me sens faible. Trop faible face au monde, à la vie. Parfois, je n'ai plus envie de continuer. Alors je me répète la phrase de Nathan. « Il faut que tu sois forte ». Tout le temps, sans m'arrêter. Je ferme les yeux et je me remémore le mouvement de ses lèvres lorsqu'il l'a prononcé. Le timbre de sa voix. Et je grave ces mots sur mon cœur avec des lettres d'or. Dans ma mémoire d'un timbre d'argent. Oui. Je le serais. Pour lui. Je me récite ce qu'il m'a dit. J'ai appris son discours par cœur. Je répète tout, mots pour maux, en observant les rayons de soleil depuis ma lucarne. Et puis je m'assois, je me décris le monde dehors. Je ferme les yeux. Je renverse la tête en arrière et je commence ma description par « souviens-toi »...

« Souviens-toi, dehors, des immenses vallées de sapins qui envahissent le flanc déchiré des montagnes grises et blanches. Souviens-toi des lacs d'eau bleue, des sources d'eau fraîche. Des ruisseaux issus de la fonte des neiges. Tu sais, quand tu allais à la montagne, étant petite, il y avait des énormes glaciers, accrochés à la paroi, et qui semblaient remplir la vallée. Il y avait de belles cascades qui chutaient éternellement, éclaboussant les roches d'écume glacée. Il y avait ses sapins verts foncés, qui s'agitaient dans le vent comme une mer d'aiguilles... Le vent ? Tu t'en souviens ? Celui qui caresse le visage, qui fait voler les cheveux... Et le froid... Le froid qui imprime la peau, qui recouvre d'une feuille de gel les écorces brunes des troncs. Qui revêt d'une fleur de glace les flaques d'eaux dans lesquelles naissent déjà de la mousse d'un vert tendre et neuf. Et le soleil... Le même que tu ressens là sur ta peau. Mais qui éclaire de ses rayons de fantastiques paysages. »

Toute la journée je me perds dans une autre dimension. Aujourd'hui encore. Un frisson agite mes membres, douleur fantôme du courant électrique qui m'a parcouru les veines quelques heures plus tôt. Je me concentre pour les oublier et ferme les yeux, lorsque je perçois des pas. Immédiatement je rouvre les paupières et tends l'oreille. Ce n'est ni le pas vif, souple, rapide et déterminé de Diego, ni le pas lourd et rythmé des gardiens. Et pire encore, ce pas me rappelle quelque chose. Je bondis sur mes pieds, et m'avance vers le mur pour récupérer mon couteau.

Je me mets en retrait, dans l'ombre du mur, les yeux fixés sur la porte de ma cellule derrière laquelle une silhouette s'est dessinée. Le sang me bat dans les tempes. Qui est-ce ? Qui pourrais bien venir à me cellule d'une façon aussi furtive ? Je vois la personne regarder à gauche puis à droite, comme pour surveiller qu'il n'y ait personne. Là, vraiment, il se passe quelque chose... Quelqu'un serait-il venu me sortir de là ? J'entends un bruit magnétique, puis la barrière de plexiglas s'ouvre.

Le choc me coupe la respiration. Mes yeux s'écarquilles, ma bouche s'ouvre en grand. Ma mère se tiens à quelques mètres de moi, avec son uniforme noir de l'unité spéciale de mon pays. Je me jette dans ses bras en pleurant et la serre de toute mes forces. Elle me rend mon étreinte, le corps secoué de sanglots. Les émotions fusent dans mon esprit, me noyant. Je ne suis plus seule. Je ne suis plus seule. Elle va me sortir de là. « Tout vas bien, Maman est là. » C'est ce que mon esprit se répète, en lâchant prise. Elle va prendre le relais. Elle va s'occuper de moi, me faire rentrer à la maison. Elle va gérer, comme toujours. Elle va faire manger le sol à cet enfoiré de Diego. Je me place entre ces mains à deux cents pourcents. J'ai confiance en elle.

Ma respiration s'est accélérée, l'espoir me tiens en haleine. L'adrénaline a pris possession de mon corps. Elle se détache de moi pour me regarder, les yeux embués de larmes. Ma mère est une femme magnifique d'à peine quarante ans, et qui en fait encore trente. Elle possède un nez fin, des longs cheveux bruns et des yeux d'un gris acier. Grace au boulot de mon père, elle a eu le droit à des crèmes très chères et ne possède aucune ride, si bien qu'on a l'illusion qu'elle a dans les vingt-cinq ans. Ancienne agent dans une unité spéciale de l'armée, elle réalise des missions de plus en plus dangereuses en territoire ennemi, ce qui affole mon père tellement protecteur. Son pouce glisse le long de ma joue, tandis qu'elle détaille mon visage avec un air à la fois désolé, inquiet et fou de joie de me retrouver.

Expérience 21Où les histoires vivent. Découvrez maintenant