chapitre I : la naissance

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- L'enfant arrive ! hurla un homme en dévalant les escaliers pour rejoindre l'aire d'entraînement des gladiateurs. L'enfant arrive !


Il s'arrêta brusquement face aux deux hommes qui observaient attentivement l'entraînement de ces héros tant appréciés de la foule, ces titans aux muscles saillants et parfaitement dessinés pour lesquels certaines épouses romaines avaient osé quitter leur mari, conduite par la folie des cris, des acclamations et des fantasmes nocturnes qui brûlaient leur couche. Martial Benus était un lanista. Peu connu, possédant un nombre limité de gladiateurs, prisonniers de guerre ou hommes libres volontaires venus régler leurs dettes, mais passionné par ce qu'il considérait comme un art. Il était fier de son ludus mais son jeune fils, Tibérius, ne semblait guère partager son intérêt, préférant la politique aux glaives, désirant ardemment se faire une place au Sénat. Sa jeune épouse, Litia, attendait leur premier enfant et toutes les offrandes dédiées aux Dieux exprimaient un même et unique souhait : avoir un garçon, un héritier. Le couple était venu passer quelques jours dans le ludus à la demande de Martial qui regrettait la distance qui le séparait de son fils unique. L'enfant ne devait pas naître avant plusieurs semaines mais Cérès, déesse de la fécondité, semblait en avoir décidé autrement.


- Vite, vite, elle vous réclame, poursuivit l'esclave, essoufflé en s'adressant à Tibérius.


Martial acquiesça et posa une main tendre et pleine de fierté paternelle sur l'épaule de son fils. Il le regarda ensuite s'éloigner puis reporta son attention sur ses dieux de l'arène, un sourire sur les lèvres.


Un cri vint le sortir brutalement de sa contemplation quelques minutes plus tard. Un hurlement à déchirer les cieux, suivi de plaintes et de lamentations qu'Orphée lui-même n'aurait pu chanter. Tullia apparut sur le balcon surplombant l'aire d'entraînement. Elle appuya ses mains sur le rebord, donnant l'impression de chercher de l'air frais pour emplir ses poumons. La palla qu'elle portait habituellement sur ses épaules glissait dans son dos, touchant presque le sol. Ses cheveux n'étaient plus adroitement tressés mais des mèches éparses s'échappaient du nœud en soie rose tendre. Son teint paraissait d'une pâleur extrême, inquiétante.


- Mon époux ! Venez vite.


Le cœur de Martial cessa de battre une seconde, juste le temps d'imaginer le pire : l'enfant mort-né, la mère souffrante ou peut-être décédée également. Il se précipita à l'intérieur de la demeure pour rejoindre son fils et le découvrit figé devant la couche de sa jeune épouse, les yeux exorbités, la bouche ouverte, des perles de sueur germant sur son front, les bras tendus le long de son corps. Il donnait l'impression d'avoir été pétrifié par Méduse elle-même. Martial suivit son regard et découvrit que Litia était toujours en vie, les jambes tâchées de sang, le buste redressé, de l'épouvante dans les yeux. Le cri d'un nouveau-né résonna et envahit toute la pièce. Martial chercha à définir l'endroit d'où il venait mais n'aperçut aucun enfant, ni dans les bras de la mère, ni dans le lit. Il se rapprocha lentement, incapable de prononcer le moindre mot tant l'atmosphère paraissait étrange et lourde. Plus bas, derrière le lit, sur le sol, se débattait un tout petit corps tremblant, recouvert d'une épaisse couche blanchâtre ensanglantée par endroits. Il semblait avoir été jeté là, sans ménagement. Personne n'avait jugé bon de l'essuyer et de le border dans des draps chauds et accueillants. Martial se pencha sur le nouveau-né. Il s'agissait d'une fille mais cela ne pouvait expliquer une telle réaction. Il s'approcha davantage, la frôlant presque du bout des doigts et aperçut alors sur son crâne si fragile un fin duvet rouge vif.


- Cette enfant est maudite, hurla Litia en tendant les bras vers son époux pour qu'il l'aide à se relever. Il faut la noyer ! L'offrir en offrande à Pluton.


Martial ne réagit pas. Il semblait hypnotisé par le nourrisson aux fins cheveux couleur de flammes. Outre cette particularité extraordinaire, l'enfant présentait des traits d'une grâce incroyable et était d'une beauté saisissante. Le bébé criait toujours lorsque Martial posa sa main sur son front. A son contact, ses pleurs cessèrent immédiatement et Martial eut l'impression qu'un échange de regards d'une intensité dérangeante et bouleversante était en train de se produire, figeant le temps, faisant disparaître toutes les personnes présentes dans la pièce. Un lien invisible s'enroula autour des poignets de Martial, un fil délicat mais solide. Les yeux qui semblaient le regarder avaient creusé dans son cœur une cicatrice cuisante et délicieuse. Il saisit un drap et recouvrit l'enfant pour la réchauffer avant d'essuyer doucement son visage. Une âme adulte paraissait habiter ce tout petit corps si tendre, si fragile.


- Que faîtes-vous, père ? demanda Litia, une expression de dégoût gravée sur son visage. Demandez aux esclaves de précipiter ce bébé de la roche Tarpéienne. Les Dieux l'ont maudite. Nous ne pouvons pas laisser notre nom être souillé par cette naissance.


Martial contourna le lit sans un regard pour celle qui venait de parler. Il tenait fermement le nouveau-né contre sa poitrine, insensible aux murmures qui s'élevaient dans son dos. Il semblait chuchoter à son oreille tout en marchant doucement. Il s'arrêta brusquement et ordonna à l'esclave qui se trouvait près de lui :


- Va chercher la nourrice. L'enfant doit avoir faim.


- Oui, maître, répondit l'esclave en s'inclinant légèrement.


- Père ! s'offusqua Tibérius.


- Ta femme souhaite jeter votre enfant dans un précipice. Je n'attends guère d'elle qu'elle la nourrisse. Pothélée s'en chargera.


Tibérius s'arrêta dans son élan, la bouche entrouverte. Il prit le temps d'observer sa fille et se rapprocha doucement d'elle en tendant la main pour la poser sur son front. Le contact avec sa peau chaude et encore moite lui arracha une grimace de dégoût. Il ne parvenait pas à détacher son regard des petites mèches rouges qui recouvraient le crâne encore souple de l'enfant.


- C'est au-dessus de mes forces, bredouilla-t-il en reculant. Ses yeux sont étranges. Son visage aussi. Ses cheveux... Elle n'est pas humaine. Comment as-tu pu engendrer une telle chose ? demanda-t-il à sa femme.


- Mon époux, mon cher époux, suffoqua Litia en se jetant à ses pieds.


- Les Dieux nous en veulent, siffla-t-il sans un regard pour la femme qui se traînait devant lui, sa stola toute ensanglantée, le teint livide. Nous n'aurions pas dû séjourner à Rome. Cette ville sent la mort et la décadence.


- Les Hommes sont partout les mêmes, répondit Martial en tendant l'enfant à Pothélée. Ta femme n'y est pour rien, Rome n'y est pour rien. La petite a besoin de ses parents.


- Je ne la ramènerai pas chez nous. Je ne veux pas de ce bébé, rétorqua Tibérius. Litia, nous partirons demain.


- Partir ? interrogea Tullia qui semblait avoir soudainement retrouvé la parole. Vous ne pouvez pas partir sans elle, ajouta-t-elle en pointant du doigt l'enfant que Pothélée tenait contre son sein. Il est hors de question que nous gardions ce monstre entre nos murs !


- Tais-toi, ordonna Martial. La petite restera avec nous le temps que mon cher fils recouvre ses esprits et qu'il revienne la chercher en implorant mon pardon pour cette folie.


- Je ne reviendrai pas récupérer l'enfant, père. Nous dirons que le bébé est mort après l'accouchement. Tout cela n'a jamais existé. Je ne reviendrai pas sur ma décision et vous devriez en faire de même. Elle portera malheur à cette demeure. Elle n'est pas humaine.


- Ce n'est qu'un nourrisson, reprit Martial, le visage dur, le regard sévère. Vous êtes tous devenus fous. Elle reste et personne ne lui fera du mal. Est-ce bien compris ? ajouta-t-il à l'adresse de sa femme.


- Oui. Mais Pothélée s'en chargera, répondit Tullia en s'éloignant d'un pas décidé.


Martial se pencha sur l'enfant et glissa un doigt sous son menton. Il eut l'impression de lire un sourire sur ses lèvres, de voir briller quelque chose dans ses yeux verts. Elle le fascinait, le troublait, l'hypnotisait. Il n'avait jamais rien vu de plus beau, de plus délicat que ce visage, de plus étrange que cette petite créature qui venait de naître mais qui paraissait pourtant déjà tout connaître du monde et du cœur des Hommes. Pothélée se décala sur le côté pour laisser son maître admirer l'enfant. Elle le découvrit heureux, lui qui semblait toujours triste et cette image lui plut. Ils échangèrent un regard complice, effaçant un instant les barrières qui les séparaient, puis ils portèrent leur attention sur l'enfant qui remuait les pieds comme un bébé de plusieurs mois.


- Elle est très vive, murmura Pothélée, enchantée de sentir ce petit corps chaud contre son sein.


- Elle est parfaite, répondit Martial dans un souffle pour ne pas être entendu avant de se redresser pleinement et de parler d'une voix forte et claire en direction de son fils et de sa femme : Elle s'appellera Calliandra et nous la garderons entre ces murs comme étant la fille de Pothélée, une esclave de confiance qui saura prendre soin d'elle. Je refuse d'ébruiter cette histoire. J'ai bien trop honte de vous. Vouloir assassiner sa propre fille. Reposez-vous, profitez de cette demeure mais demain, à l'aube, partez sans me saluer. La déception est grande.





calliandra la gladiatrice : le rubis de romeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant