Chacun laissa une pièce au chanteur. Si quelques-uns reprirent leur route, d'autres restèrent au spectacle. Ayant ramassé sa recette, il joua encore six mélodies, sous le regard bienveillant du larron infirme. Celui-ci s'autorisait à ne pas poursuivre ce jour-là son parcours de mendiant et de chapardeur dans la ville : la bourse qu'il était parvenu à dérober lui assurait deux semaines de nourriture. Il se permit donc d'écouter paisiblement le musicien.
En début d'après-midi, l'artiste cessa son activité, se mêla au public et plaisanta avec les spectateurs. Il avait fidélisé des dizaines d'auditeurs devenus des amis. Ainsi chaque numéro se voyait-il suivi d'un moment où Lénius venait bavarder, prendre des nouvelles des uns et des autres, rire en leur compagnie. Le voleur demeurait à l'écart de cet échantillon du vaste réseau de son acolyte, préférant ne pas déranger leur animation. Silencieux, il attendait que tous eussent terminé. Enfin, la gargouille rejoignit le garçon qui l'accueillit d'un regard luisant, accompagné du beau sourire que l'homme lui enviait. Son bras passa autour des pâles épaules tombantes.
– Tristan ! Heureux de te voir ! Si j'en crois ta présence ici ainsi que ta mine tranquille, tes affaires marchent bien, non ? s'enquit-t-il avec un clin d'œil.
– Oh oui ! En c'moment j'me débrouille, répondit une douce voix traînante.
– Viens, si tu es d'accord, partons nous donner des nouvelles dans un lieu plus calme ! Et puis, nous pourrions en profiter pour manger, j'ai faim !
Son ami acquiesça. Ils roulèrent côte à côte au sein des allées fourmillantes. Tristan ployait la tête face aux regards horrifiés, décontenancés ou méprisants qui fixaient leurs chariotes et la morphologie de Lénius. Ce dernier s'en moquait. Autour d'eux défilaient droguistes, écrivains publics, arracheurs de dents, bibelotiers et cireurs de souliers tenant boutique à l'extérieur, n'hésitant pas à user de la voix afin d'attirer le client. Sur les quais, des imageurs peignaient des portraits, des bouquets, ou mille autres motifs à vendre aux bourgeois.
Notant que son compagnon ralentissait son véhicule afin d'admirer les magiciens des formes et des teintes, Lénius avança moins prestement pour lui accorder le temps d'apprécier les images. Il le vit se laisser porter par l'émotion que dégageaient les gracieuses courbes d'un visage, ou la beauté d'un paysage suggéré avec de simples touches colorées. Lorsque le garçon ne pouvait croiser ces œuvres ni s'y attarder, sa sensibilité accueillait les nuances environnantes. Celles des vêtements, des fruits, des regards, mais sa préférence allait à celles des cieux, profondes, si belles et changeantes.
À présent qu'il s'était sorti des étroites venelles où l'obscurité l'avalait tandis qu'il chapardait, Tristan buvait la lumière du jour et des toiles dans ses grands yeux effilés. Pourtant cernées des légères ombres de la fatigue, ses iris peintes aux couleurs d'un radieux jour d'automne dansaient sur les tableaux sortis d'une main humaine ou divine. Lénius était touché par cette contemplation : son ami recevait les émotions en son jeune cœur de quinze ans, dans l'absolue discrétion où il se voilait.
Le laissant à sa rêverie, l'homme aux bésicles se dissipa et promena partout ses yeux captivés, réjouis par cette ambiance effrénée où il se sentait léger. Tête haute, il sifflotait. Un sourire étira ses lèvres devant la joie de trois mômes sur sa droite, sautillant près de leurs parents qui achetaient des jouets à un colporteur. À gauche, il croisa un duo de marchandes ambulantes qui proposaient bouquets et pâtisseries.
– Ô fleurs parmi les fleurs ! interpella Lénius de sa voix sonore et chantante.
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Delenda Carthago Est ~ I. Infâmes
Fantasy"Toi qui es tout, crains qui n'est rien." 1605. Le royaume de Monbrina est au sommet de sa gloire, mais en pleine Révolution Copernicienne, trois monstres vont le menacer. Jérémie, l'esclave surdoué, mystérieusement instruit en vue d'étranges dessei...