Avant de quitter la chambre, Tessy sourit à ce reflet inversé de bon nombre de ses clients. Comme eux, dans ses bras, la gargouille abandonnait un masque social. Cependant, là où les hommes ordinaires affichaient aux yeux du monde une retenue conventionnelle, le rôle de Lénius était le plaisir déchaîné, indécent. Celui de l'acteur d'une farce perpétuelle. Auprès d'elle, certains valides tombaient le costume poli pour se changer en bêtes. L'infirme, animal grimaçant le jour, devenait galant la nuit. Le fou rieur et la fille de joie s'étaient apprivoisés.
Pourtant, un voile de peine tamisait toujours la voix de la gargouille lorsqu'elle évoquait la prostituée. Il avait beau se conduire comme le plus parfait des gentilshommes, et Tessy avait beau apprécier ces attentions, jamais il n'oubliait que la femme ne se donnait à lui que parce que ses pièces de monnaie le permettaient – l'ordonnaient. Qu'elle ne pouvait refuser. Que jamais elle ne le baiserait dans le cas contraire. Que malgré ses prévenances, c'était un coup de rein qu'il payait. Tristan le ressentait au fond de ses tripes serrées. Il connaissait la douleur de ces mots très durs que son ami infligeait à son argent autant qu'à lui-même. Les rilchs qui rétribuaient Tessy semblaient à Lénius autant une clé salvatrice qu'un mur qu'il maudissait. « Vanité. Vanité... » grommelait-il alors.
Le garçon entendait souvent son aîné se questionner quant à ce que la belle-de-nuit pensait de lui. Il redoutait même qu'elle se méfiât de ses douces manières, tant il savait, aussi bien qu'elle, le caractère pernicieux de l'air affable dont la perversité de certains clients se déguisait.
Mais pour l'heure, le mendiant voyait Lénius planer loin de ces questions. Il n'eut aucun mal à se figurer les sensations qui l'occupaient. Les entrevues avec Tessy démarraient par de complices danses endiablées, puis prenaient un tempo ondoyant et sensuel. Voire plus aucun, lorsqu'il ne souhaitait plus que la chaleureuse présence de sa partenaire, juste des paroles ou de lentes caresses. D'autres soirs, il la payait aussi pour les captivantes conversations et les traits d'esprit dont elle avait également le talent. Pour devenir l'héroïne d'une pièce galante où Lénius était le beau servant. Il s'oubliait au rêve, soupirait, laissait tomber ses paupières comme le rideau après la courte comédie.
Tristan le regardait se blottir au creux du plaisir qui opérait encore. Il n'osa l'interrompre et s'imprégna de l'instant paisible avant le retour aux rues animées. L'esprit de lavande dont Tessy s'était parfumée flottait dans la pièce. Des volutes cotonneuses, nées du bac d'eau chaude qui restait de la toilette du client, s'échappaient par la fenêtre pour s'en aller mourir près des hauteurs. Les voix fatiguées mais rieuses des filles vibraient derrière la cloison. Le voleur s'accrocha à celle de Tessy, à l'instar de Lénius qui, les yeux toujours clos, avait tourné la tête vers la porte.
Tristan n'émettait jamais d'opinion quant aux bals nocturnes de son ami. Y compris lorsque parfois il percevait, comme la veille, les voix et percussions frappant sans demi-mesure dans la chambre voisine. Il chérissait les sens, il chérissait les courbes, le souffle et la tiédeur d'un corps proche, toutefois les voluptés les plus profondes et les voyages intérieurs restaient un domaine trop mystérieux à ses yeux pour qu'il avançât là-dessus la moindre idée sensée. Il acquiesçait simplement aux allusions que faisait Lénius aux services de Tessy, avec la douceur d'un attachement qui unissait depuis toujours le garçon aux prostituées. Son compère en avait besoin : c'était son unique certitude.
L'adolescent entendait moult hypocrites condamner les jeux de l'amour, et plus durement encore leurs praticiennes dont ils ne connaissaient rien. Lui, depuis si longtemps qu'il traînait dans la rue, les côtoyait au plus bas. Il sentait leur passé cabossé et les lourds jugements de bien-pensance. Tristan se savait étonnement proche des singulières travailleuses. Il les aimait, tout étranger qu'il était à ces voies de plaisir, et répugnait à juger un style de joie qui ne l'intéressait pas. À la bombance, il se contentait du repas et du repos. La plupart du temps, ses paupières se fermaient vite et il dormait, indifférent aux passes dans l'autre pièce. Ou heureux pour son ami.
Il fallut de légers coups frappés à la porte de la petite chambre pour rompre les songes. Lénius rouvrit les yeux. Il chercha du bout des doigts ses bésicles sur un coffre, se les ajusta et fixa l'entrée pour inviter Tessy à les rejoindre. Elle approcha du lit et entreprit de soulever l'homme, manœuvrant au mieux afin de le soulager à la selle.
Le voleur recula et se retourna pudiquement le temps de l'opération. Il s'apprêtait à quitter la pièce mais le lourd fauteuil de son ami l'en empêcha : Tessy l'avait malencontreusement déplacé contre la porte pour accéder à la couche. Tristan se contenterait donc d'attendre près de la chariote voisine. Ses doigts tapotaient une mélodie imaginaire sur son genou, sur sa roue et sur l'accotoir de l'autre siège où ils avaient échoué avec sa pensée vagabonde. Les longs fuseaux blancs effleuraient un pan de la grossière toile qui recouvrait l'entier véhicule de Lénius, solidement maintenue par des attaches. Un haussement de sourcil marqua la surprise du garçon lorsque sa main palpa, à travers la housse, une curieuse rangée de billes, avant de ressentir comme du moelleux tout près des petites boules. Il s'immobilisa, son front se plissa.
Lèvres pincées, Tristan glissa un furtif regard par-dessus son épaule : le duo ne lui prêtait nulle attention, occupé au pot de chambre. Ses doigts habiles défirent aussitôt l'une des boucles et soulevèrent légèrement le voile. Il se baissa, observa à travers la fente, eut un mouvement de recul. L'accotoir offrait à ses yeux écarquillés un aspect incroyable : un coussin satiné, cousu au bois, faisait un confortable appui. Son vert sapin s'usait, néanmoins sa beauté demeurait saisissante, du moins pour le larron. Des perles rouges ornaient les bords et de discrètes broderies se déployaient sur le tissu. L'adolescent resta interdit, bouche entrouverte. Il se ressaisit cependant et resserra l'attache de la housse.
Une pointe d'amertume empêchait le moindre mot de passer les lèvres du garçon : Lénius se prétendait son ami ; un ami qu'il connaissait en réalité si peu. Son regard détailla froidement la chariote de haut en bas. Ainsi, l'aîné possédait non seulement un fauteuil – un vrai, pas une jatte ou un landau bricolé. Et lui qui, à côté, se déplaçait comme tous les invalides, du moins le croyait-il : en un moyen de fortune ! Mais maintenant le siège se révélait d'un raffinement suspect. Tristan se figura la somptueuse voiture dont il venait de découvrir un infime mais significatif morceau. Un ami... Un ami qui lui cachait des secrets aussi lourds que ce véhicule orné. Qui donc était Lénius et que dissimulait-il à tout ce monde dont il se jouait ? Sa haine pour le roi, son beau langage, sa riche assise... Un Grand ? Un Grand qui se serait déguisé en maraudeur ? L'envie amère remonta dans sa gorge. Lénius avait été éduqué. Et aimé, sans doute. Le mendiant ne voulut imaginer davantage.
Il sursauta lorsque Tessy arriva auprès de lui afin de rapprocher la voiture du client qui, soulagé, attendait de mettre sa cape puis de se rasseoir. L'adolescent en profita pour glisser d'une voix fragile, serrée par le choc et un fond d'animosité :
– Bon. Je te laisse finir de te préparer, Lénius. J'y vais.
– Hein ? Soit, on... on se retrouve dehors dans ce cas... Mais... Y a-t-il un problème, Tristan ? réagit immédiatement le baladin, interloqué.
L'autre ne répondit pas et quittait déjà la pièce, saluant au passage la femme surprise par l'atmosphère devenue brusquement si froide. Elle n'osa rien demander.
Quand Lénius sortit, il roula vers le seuil de La Bombance, pensant y découvrir son ami. Personne. Una lui expliqua qu'il venait de payer sa part et de filer. L'homme sentit l'incompréhension lui nouer la gorge, employant toutefois bien des efforts à la cacher. Il régla, rangea derrière lui la bouteille achetée la veille, salua courtoisement les dames, puis s'éloigna. Les dents serrées, les mains crispées sur ses roues, il fusa à travers les rues à la recherche de Tristan.
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Delenda Carthago Est ~ I. Infâmes
Fantasy"Toi qui es tout, crains qui n'est rien." 1605. Le royaume de Monbrina est au sommet de sa gloire, mais en pleine Révolution Copernicienne, trois monstres vont le menacer. Jérémie, l'esclave surdoué, mystérieusement instruit en vue d'étranges dessei...