Prologue ¤ Une énigme

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Pour moi, les monstres représentent l'incarnation de la beauté dans sa forme la plus authentique et insolite. Ce sont des êtres fragiles et courageux qui s'opposent – volontairement ou involontairement – aux modèles conventionnels. [...] Souvent les gens me demandent si, à mes yeux, seuls les êtres étranges sont beaux. Ma réponse est : « Oui, mais nous sommes tous étranges à notre façon. »

Guadalupe Nettel, propos recueillis par Didier Jacob au Salon du livre de 2009


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Nous faire payer le viol de ton dernier lit : c'est un juste retour, n'est-ce pas, mort inconnu ?


Me voilà bien impuissant, pilleur pillé, à la recherche d'un poste de police. Il faut que j'abandonne un moment le souvenir de mon squelette, de sa tombe, et de l'antiquité qu'on lui a fauchée – qu'on nous a fauchée – pour revenir au monde des vivants. Des types pressés klaxonnent sur le parking où j'essaie de m'installer. Un peu trop vivants, ceux-là. Enfin, j'arrive à garer l'auto et en sors, laissant là ma question à un crâne pour tenter de répondre bientôt à des demandes plus concrètes. Très vite, lorsque je pousse la porte du commissariat, un agent que je salue d'un sourire légèrement crispé s'approche. Il m'invite d'abord à patienter, longtemps, puis à passer dans son bureau. Nom, prénom, profession, motif de la visite, qu'il me demande en pianotant face à son ordinateur, aussi monotone que moi devant les étudiants pendant les inscriptions à l'université. Les pauvres, je saurai m'en rappeler. D'ici là c'est à mon tour de répondre. Dépôt de plainte par Julian Edderm, directeur de recherches au Centre archéologique de Braktenn. Vendredi 14 mai 2004, se relit-il une fois que j'ai terminé, d'un ton qui se veut avenant mais où ronronne la routine.


– Voilà : nous venons d'être cambriolés. Ce matin même. C'est notre dernière découverte qui en a fait les frais. Constat de la perte vers onze heures.


Je m'interromps, humecte mes lèvres et serre entre deux doigts mon front strié de fines rides. Soupir. Il a fallu attendre que ce soit Line qui s'aperçoive de la disparition pour donner l'alerte. D'accord, nous étions absorbés par nos études. Malgré tout, j'ai du mal à me faire à cette idée. Quelle perte de temps ! L'agent s'en étonne presque davantage que moi. J'entreprends aussitôt d'ordonner mes pensées et explique :


– C'est que non, rien n'a semblé anormal à l'arrivée de l'équipe. Oh, assez tôt, sur les huit heures. Oui, tout à fait : aucune effraction, et puis chaque local se trouvait dans son état habituel. Alors vous comprenez...


Nous ne pouvions pas deviner. Nous nous sommes donc affairés à nos postes respectifs dans les divers départements du Centre. Début de journée ordinaire. J'analysais des ressources anciennes depuis mon écran quand Line a commencé à faire le tour des bureaux : les Mémoires de Florentyna n'étaient plus à la réserve.


– L'objet volé ? Un livre ancien. Le sujet de recherches de notre collègue paléographe, Line Shaldei – je vous l'épelle ? D'accord. Non, personne ne l'aurait pris sans son autorisation. Il a dû être dérobé cette nuit : hier soir il attendait bien à l'abri quand on a fermé. On a même revérifié avant de partir.


Pauvre Line, elle n'a vraiment pas besoin de ça en ce moment ! En pleine correction d'une thèse, elle n'attendait que d'en avoir terminé avec cette soutenance pour déchiffrer cette curieuse découverte qui happait tout son intérêt.

Delenda Carthago Est ~ I. InfâmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant