Chapitre III. Deux vagabonds roulants ~ section 4/6

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Le mendiant attendait en silence sous la lourde enseigne qui affichait en lettres colorées À la bombance ! Voilà quelques minutes que les neuf coups de la relevée s'étaient manifestés. Lénius apparut enfin. Sa face radieuse laissait entendre que ses gains de l'après-midi le satisfaisaient. À moins que ce ne fût la perspective de cette soirée qui le mettait en joie. L'ombre d'un sourire passa sur les lèvres de Tristan : il savait que cet établissement avait officiellement fonction d'auberge, officieusement de maison de plaisir. Le troubadour l'y conviait parfois. Lénius approcha et lança :


– Bon, bon, à présent le réconfort ! Après toi !


Quand les invalides entrèrent, les yeux étonnés ou choqués des clients de passage les détaillèrent. La lumière déclinante esquissait les silhouettes attablées. Tandis que des voyageurs épuisés dormaient déjà à moitié, bras croisés et menton posé sur leurs balluchons, d'autres attiraient les serveuses pour promener les doigts sur leurs formes engageantes. Un bourgeois s'épanchait en caresses le long des courbes d'une prostituée, à la chemise ouverte en une feinte négligence. On riait ici, on chantait là, on ronflait au fond. De toutes parts, les bouteilles de vin se vidaient, se renversaient sous les gestes brusques de buveurs écarlates. Tristan appréciait l'ambiance dynamique et la succulente nourriture de l'endroit, mais ne portait guère d'intérêt aux activités plus sulfureuses qui s'y déroulaient. Lénius, lui, nageait dans son élément.

La tenancière vint les saluer puis ôta deux tabourets d'une table massive, libérant la place aux sièges roulants. Ils commandèrent pour quinze rilchs un repas complet. Une fois n'était pas coutume. Grâce à la bourse subtilisée par Tristan et à la confortable recette du chanteur, ils pourraient également s'offrir un bon lit. Le voleur dégustait avidement un plat de sorets et un bol de soupe, le visage et les papilles ravis par ce dîner chaud. Ses yeux luisants s'arrêtèrent quelques secondes sur la porte qui menait aux chambres. Depuis son larcin du matin, il avait le cœur et l'esprit légers à l'idée de ne pas passer cette nuit dehors, au pied d'un édifice ou sous le pont, quoiqu'il y était accoutumé. Face à lui, le troubadour dépiautait le poisson de ses gros doigts vifs et enfournait de copieuses mouillettes, avant de savourer les oublies, sans omettre de se servir régulièrement du vin. Une des filles se rapprocha de lui.


– Holà ! Alors, ça va bien, M'sieur Lénius ? l'aborda-t-elle, familière.

– Comme à chaque visite, merci Una !

– Parfait ! En tout cas, avec le défilé on a un sacré monde ! À l'étage, c'est bondé ! Ça a été une riche idée de vot' part de passer réserver avant-hier. On a pu vous garder deux pièces du rez-de-chaussée. Tessy sera disponible d'ici une heure, glissa la serveuse au musicien, qu'un sourire de plaisir animait déjà.


L'intéressé surprit la mine étonnée de Tristan qui, immobile, le dévisageait.


– T'avais réservé si tôt ? Mais... J'ai eu mes sous ce matin, souffla-t-il avant de s'interrompre, gêné en s'apercevant qu'il venait de couper la parole à Una.

– Anticipation ! rit Lénius. Mon cher, je me doutais bien que nous nous ferions une belle somme aujourd'hui, grâce au triomphe du roi.

– Ah ! Merci, glissa le voleur, comprenant en creux que, même s'il n'était parvenu à dérober tant d'argent, son ami aurait réglé la soirée pour eux deux.


Un radieux sourire étira les lèvres de Tristan, satisfait de pouvoir participer aux dépenses. Il s'estimait déjà assez redevable, dépendant par son corps et ses professions.

Delenda Carthago Est ~ I. InfâmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant