Vendredi 24 février, 13h00.Ni Charlotte, ni Colin, ni Sean ne s’était montré depuis ce fameux mardi, et même si je ne l’avouerais jamais à voix haute, ils me manquaient un petit peu. Aucun autre client ne s’était montré aussi odieux -et donc aussi divertissant- que Charlotte jusqu’à ce jour là, le vendredi 24 février. Un homme était assis depuis deux petites minutes mais fulminait déjà contre son rendez-vous. Il portait un costume qui lui donnait un air important et un chapeau qui lui donnait un air grotesque. Sa barbe de trois jours m’évoquait un pauvre adolescent mentant sur son âge pour acheter de l’alcool à la supérette du coin. Tandis qu’il continuait à s’impatienter, exhibant à la vue de tout le monde son énorme montre en or, une jeune femme débarqua dans le restaurant. Il était 13 heures pile. De nombreuses mèches s’échappaient de son chignon et son style était à l’opposé de celui des autres clientes du restaurant : elle portait des simples jeans et une chemise tâchée de peinture ouverte sur un t-shirt à message.
- Alice Cooper ! Se présenta-t-elle, présentant sa main à l’homme.
Elle devait à peine avoir la vingtaine et portait une grande pochette. Malgré son allure débraillée, sa figure rayonnait comme celle de personne ici. Mais ça, je suppose que l’homme ne l’avait pas remarqué. Ou alors, il s’en fichait royalement.
- Vous êtes en retard, déclara-t-il d’un ton froid.
Alice laissa tomber sa main mais ne se décontenança pas.
- On ne peut pas dire que je sois à l’avance, mais je ne suis pas en retard, répondit-elle après avoir consulté l’horloge. Alice Cooper, répéta-t-elle en tendant de nouveau sa main vers lui.
Au passage, son bras fit vaciller l’énorme bouquet inutile que Millie persiste à placer au centre de chaque table. Heureusement pour moi, elle réussit à le rattraper à la dernière seconde, les joues écarlates. L’issue de cet échange fut sûrement scellée au moment où la jeune fille secoua énergiquement la main de son potentiel employeur, médusé par son manque de tenue.
Celui-ci lui offrit un sourire forcé pour compenser son regard méprisant.
- Je sais qui vous êtes, répondit-il, c’est moi qui vous ai contactée.
Alice ne semblait pas le moins du monde déconcertée par l’attitude froide de l’homme. Son entrain l’aveuglait sans doute.
- A ce propos, Monsieur Ryan, je tiens à vous dire que je suis honorée que vous aimiez mon blog. Mes photos sont toute ma vie. Je suis certaine de ne pas vous décevoir.
- Oh, ça, j’en suis sûr, répliqua-t-il avec un sourire en coin. Vous avez plusieurs millions d’abonnés sur votre page. Les jeunes connaissent et apprécient votre visage.
- Oui, enfin, j’espère en tout cas ! S’exclama-t-elle, modeste. Malheureusement, malgré les millions de personnes qui me suivent, pas grand monde ne me considère comme une réelle photographe. Grâce à l’emploi que vous me proposez, je pourrais enfin faire mes preuves !
L’homme fronça les sourcils et inclina légèrement la tête, comme si la jeune femme en face de lui avait commencé à boire son café par le nez. Alice, emportée par son enthousiasme, ne remarquait rien. Elle était à présent en train de sortir des photos de sa pochette. Elles avaient tout l’air de photographies professionnelles, mais une certaine âme s’en dégageait. C’était magnifique.
- Excusez-moi, Mlle Cooper, mais ces photos ne ressemblent pas à celles de votre blog…
M. Ryan semblait contrarié, un pli lui barrait le front. Alice, quant à elle, était confuse.
- Bien sûr que si, dit-elle en riant nerveusement. Ce sont bien mes photos…
- Oh ça, je n’en doute pas ! Regardez celles-là, elles sont toutes floues ! Se moqua-t-il en désignant quelques uns de ses clichés.
- C’est un flou artistique ! Se révolta-t-elle.
Même si je n’avais jamais compris ce concept, j’aimais bien son travail, alors je décidai de me ranger du côté de la fille. De toute façon, comment pourrais-je me ranger du côté d’un homme à chapeau ? Les événements commençaient à devenir intéressants.
- Peu importe, trancha-t-il. Je pense qu’il y a un malentendu. Vous ne m’intéressez pas à cause de vos photos…
- Pardon ? Alors pourquoi m’avez vous fait venir ? S’insurgea-t-elle.
C’est vrai ça, pourquoi vous l’avez fait venir ? On meurt tous d’envie de savoir. Continuez.
- Excusez-moi, je me suis mal exprimé. Vous m’intéressez bien à cause de photos…
Il faudrait savoir ! Alice sembla soulagée, mais cela ne dura qu’un court un instant.
- Seulement, vous n’intéressez pas ma marque à cause de vos talents de photographe, continua-t-il. Nous aimerions que vous posiez pour nous.
Elle retomba sur sa chaise, les mains sur son visage, répétant inlassablement quelque chose comme « Non, non, non, non, non, non… ».
- Nous aurions besoin d’une nouvelle égérie...
- C’est hors de question, le coupa-t-elle.
Ryan n’acceptait tout simplement pas cette réponse. Il était penché vers elle, les sourcils froncés. A présent, il essayait de la rassurer sur la nature de l’emploi.
- Ne vous méprenez pas. Ce ne sera rien de dénudé. Rien d’indécent, si c’est cela qui vous effraie…
- Ça m’est égal. Je ne poserai ni pour vous, ni pour personne. Je suis photographe, pas mannequin !
Si j’étais elle, je lui aurais déjà fait manger son chapeau ridicule pour l’empêcher d’insister.
- Mais ça s’apprend, ne vous inquiétez pas pour ça ! Et puis, vous pourrez vous faire maquiller, coiffer, choisir des robes et des chaussures… Si vous faites du bon travail, vous pourrez même ramener quelques vêtements chez vous. C’est le rêve de toutes les femmes, non ?
Je ne suis pas un docteur comportementaliste, mais vu la réaction d’Alice, la réponse à cette dernière question était non. Et tandis qu’elle se levait précipitamment, essuyant ses larmes de déception d’un geste rapide, elle fit tomber le vase géant. L’eau qu’il contenait glissa directement de la table aux genoux de Ryan. Le karma, sans doute.
VOUS LISEZ
Autour de la table
HumorAutour de la table est l'histoire d'une table de restaurant comme les autres qui connaît chaque jour une nouvelle aventure. Du jeune couple marié aux amants secrets, du repas de famille au rendez-vous professionnel, cette table est le témoin de nomb...